Wagner & Buisson

Numérisation et analyse par IA de la correspondance entre Ferdinand Buisson et Charles Wagner (1903).

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Libre-Pensée et Protestantisme Libéral

par FERDINAND BUISSON et CHARLES WAGNER

(Lettres et réponses alternées)



PARIS LIBRAIRIE FISCHBACHER 33, RUE DE SEINE, 33 1903


EN VENTE

Le Protestantisme libéral, ses origines, sa nature, sa mission, par Jean RÉVILLE. Un volume in-12, 1903. 2 fr. 50
Esquisse d’une philosophie de la religion, d’après la psychologie et l’histoire, par Auguste SABATIER, 6e édition. Un volume in-8. 7 fr. 50
Les Religions d’autorité et la Religion de l’esprit, par Auguste SABATIER. Un volume in-8, 1904. 7 fr. 50
La Pensée religieuse au sein du Protestantisme libéral. Ses déficits actuels, son orientation prochaine, par A.-N. BERTRAND. Un volume in-12, 1903. 2 fr.
De la sincérité dans l’enseignement de l’Histoire sainte, de X. KOENIG. Un volume in-12, 1903. 0 fr. 75
Histoire Sainte, d’après les résultats acquis de la critique historique (Ancien Testament), par X. KOENIG. Un volume in-12 avec une carte, 1903. 2 fr.
La Religion basée sur la morale. Choix de discours publiés par les sociétés pour la culture morale et précédés d’un aperçu de l’histoire du mouvement moral, par P. HOFFMANN. Un volume in-12, 1891. 3 fr. 50
La Religion et la culture morale, conférence par Auguste SABATIER. Un volume in-8, 97. 1 fr.
De l’avenir du Protestantisme en France, par Félix PECAUT. Un volume in-8, 1865. 1 fr. 25
De l’avenir du Théisme chrétien considéré comme religion, par Félix PÉCAUT. Un volume in-12, 1804. 1 fr. 50
Qu’est-ce que le Christianisme libéral ? par Félix PÉCAUT. Un volume in-12, 1870. 1 fr.
Que ton règne vienne. Essai de catéchisme évangélique, par Wilfred MONOD. Un volume in-12, 1902. 1 fr. 50
Peut-on rester chrétien? Trois conférences, par Wilfred MONOD. Un volume in-12, 1901. 2 fr.
La Fin d’un Christianisme. Trois conférences, par Wilfred MONOD. Un volume in-12, 1902. 2 fr.


Le Protestant

JOURNAL DES CHRÉTIENS LIBÉRAUX PARAISSANT TOUS LES SAMEDIS

RÉDACTION: M. le pasteur A. REYSS, 49, boulevard Péreire, Paris (17e)

ADMINISTRATION: 20, rue de Vienne, Paris (8e)

ABONNEMENTS: FRANCE ET ALSACE-LORRAINE. Un an: 5 fr.; 6 mois: 3 fr. AUTRES PAYS. Un an: 8 fr.; 6 mois: 4 fr.

On peut s’abonner à la Librairie Fischbacher, 33, rue de Seine, Paris (6e)


PRÉFACE

Dans le courant de l’hiver dernier, le journal le Protestant parla plusieurs fois à ses lecteurs de M. Ferdinand Buisson et, en particulier, de son attitude à l’égard de manifestations récentes de la Libre-Pensée.

M. Buisson, dont chacun connaît le labeur écrasant, ne put pas immédiatement s’occuper des observations du Protestant. Mais il profita de la première bonne occasion pour adresser, par l’intermédiaire de cette feuille, une réponse explicite à tous ceux que ses faits et gestes pouvaient intéresser, et ils sont nombreux parmi nous. Sa réponse contenait non seulement des explications, mais encore et surtout des vues sur la situation religieuse actuelle, des conseils, de vives critiques empreintes d’une cordiale sincérité.

Cette communication, toutefois, dépassait le format ordinaire du Protestant. Il fallait bien d’ailleurs y répondre; d’où l’impossibilité évidente de faire tenir ces deux longs documents dans notre modeste feuille, sans en détruire l’économie pour plusieurs semaines. C’est alors que, de concert avec M. Ferdinand Buisson, le comité de rédaction du journal décida de faire paraître les lettres et les observations qu’elles nous suggéraient, en un volume qui serait d’abord adressé à tous les abonnés du Protestant, mais permettrait en outre de porter les questions devant le public intéressé. Je fus chargé de rédiger une sorte de réplique, et l’éditeur pensa que la publication serait plus opportune après les vacances.

Et voilà comment le présent petit livre vit le jour.

Nous souhaitons qu’il fasse beaucoup et sincèrement réfléchir. La mentalité de notre Société présente est fort trouble sur les questions religieuses. Mais pour grave qu’elle soit, elle n’est pas sans issue ni remède. Si nous savons interpréter les signes des temps et remplir nos devoirs, nous deviendrons capables de rendre les plus grands services à l’âme contemporaine et de préparer à nos successeurs une nouvelle patrie spirituelle.

C. WAGNER. 11 Septembre 1903.


ÉCHANGES

PREMIÈRE LETTRE – Question de Méthode – DE LA MÉTHODE EN MATIÈRE DE RELIGION

Thieuloy-Saint-Antoine, 8 mai 1903.

Mon cher Directeur,

Excusez-moi d’être si fort en retard avec vous, je veux dire avec votre journal. Dans ces derniers mois, Le Protestant m’a fait à plusieurs reprises l’honneur et l’amitié tantôt de me citer, tantôt de faire part à ses lecteurs de réflexions, de critiques, d’inquiétudes surtout au sujet de mes écrits ou de mes actes. Touché de ces diverses marques de sollicitude, je m’étais promis d’y répondre au premier moment de loisir; ces moments-là se font toujours attendre. Je m’en voudrais pourtant de laisser passer les vacances parlementaires sans avoir essayé de vous donner, pour vous et pour tous nos amis, les explications que vous avez paru désirer.

Pour plus de clarté, je vous demande la permission de ne pas suivre dans le détail les différents articles du Protestant, les vôtres et ceux de mon vieil ami, E. Paris, de M. Grindelle et de quelques autres de vos collaborateurs 1. J’aimerais mieux en grouper les idées principales pour tâcher de répondre d’ensemble à une critique d’ensemble.

A vrai dire, pour être complète, cette réponse devrait porter, comme porte la critique, sur tout le programme de l’anticléricalisme, allant depuis la suppression absolue de toutes les congrégations, jusqu’à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, car Le Protestant touche à toutes ces questions. Mais le champ serait trop vaste. Je me suis expliqué plus d’une fois sur les autres points. Celui que je voudrais élucider, - celui évidemment qui tient le plus à cœur à votre public, - c’est mon adhésion à l’Association nationale des libres penseurs, et notamment ma participation à la « fête de la Raison », l’hiver dernier, au Trocadéro.

Dans ces explications, il me faudra, plus que je ne voudrais, user de ce moi, haïssable partout et nulle part autant que dans les discussions de principe. Vous pouvez être sûr que je ferai effort pour réduire le plus possible ces négligeables considérations personnelles: une seule question intéressante s’en dégage, celle des rapports du protestantisme avec la libre pensée. C’est sur ce sujet que je voudrais, à l’occasion de vos réflexions, provoquer celles de vos lecteurs.

Le retard apporté à ma réponse aura du moins cet avantage que je pourrai me référer à deux ouvrages récents, qui peuvent éclairer notre discussion, et qui m’aideront à préciser ma pensée, soit dans son accord, soit dans son opposition avec d’autres: je veux parler de l’excellent petit livre de mon ami Jean Réville sur le Protestantisme libéral, et de celui de M. Henry Bargy, La Religion dans la société aux Etats-Unis.

Voulez-vous, mon cher directeur, que nous abordions ainsi cette étude, sans perdre entièrement de vue les circonstances qui la font naître, mais en l’envisageant d’un peu plus haut, de manière à lui laisser sa portée générale? On peut, ce me semble, examiner les rapports de la libre-pensée avec le protestantisme, du moins avec le protestantisme libéral, à trois points de vue qui formeraient les trois parties de notre étude :

Au point de vue général de la méthode à appliquer en matière religieuse; Au point de vue des doctrines religieuses elles-mêmes; Enfin, au point de vue pratique de l’action morale, politique et sociale.

Pour ne pas encombrer les colonnes du Protestant, je ferai de ces trois questions l’objet de trois lettres distinctes, et je vous soumettrai, dans une quatrième, mes conclusions en ce qui me concerne personnellement.

Entrons tout de suite, si vous le permettez, dans le vif du débat.


Quels sont les rapports de la libre pensée et du protestantisme en ce qui concerne la méthode à suivre à l’égard de la religion en général?

L’opinion courante répond, tout naturellement, car elle est prompte à juger sur la première apparence: « il y a là deux ordres de choses qui diffèrent l’un de l’autre comme la philosophie de la religion, comme la raison de la foi, comme la science du dogme. Le protestantisme est une variété de l’espèce religion, la libre pensée est l’affranchissement de toute idée religieuse. »

Qu’il soit permis pourtant d’y regarder de plus près, à la lumière de l’histoire. Et n’oublions pas qu’il ne s’agit pour le moment que d’une question de méthode, c’est-à-dire de savoir comment on abordera le problème religieux, comment on l’étudiera, comment on le posera, avant même de se demander comment on le résoudra.

Or, au moment où éclate la Réforme, il n’y a dans la chrétienté tout entière qu’une manière de concevoir la religion: c’est une vérité absolue transmise aux hommes par une autorité absolue. La religion doit sa majesté à ce double caractère d’absolu qui lui appartient: elle est la révélation de Dieu, garantie par un représentant infaillible de Dieu. De là, ses titres à exiger l’obéissance universelle. La Réforme est la première protestation collective et effective d’une partie de la chrétienté contre cette affirmation jusque-là docilement reçue et respectueusement subie d’un bout à l’autre de notre Occident. Il y avait bien eu, même à travers les longs siècles du moyen-âge, une lignée ininterrompue de nobles et malheureux protestataires, hérétiques sans nombre et de tout nom, depuis Abélard jusqu’à Savonarole, depuis les Albigeois jusqu’aux Vaudois. Mais toutes ces tentatives de révolte de la conscience religieuse avaient été étouffées dans le sang, et l’Eglise restait debout, seule dans la majesté souveraine d’une autorité spirituelle sans conteste et sans limite.

Sans doute les premiers chefs de la Réforme et surtout ses organisateurs ecclésiastiques n’entendent pas mettre en question l’idée même de religion. Ils n’entament pas à fond l’examen critique du christianisme dans ses documents, dans son dogme, dans son histoire, comme on pourra le faire deux ou trois siècles plus tard. Mais ils ouvrent dans l’édifice séculaire du catholicisme une première et large brèche: ils nient d’abord l’infaillibilité du Pape et l’autorité souveraine de l’Eglise; ils restituent à chaque chrétien le droit et le devoir d’être responsable de sa foi, de se former une croyance individuelle d’après le témoignage intime de sa conscience. Ils croient toujours au Saint-Esprit, mais le Saint-Esprit n’a plus d’organe officiel et exclusif; il inspire et illumine toute âme qui l’implore. La Bible est toujours le livre saint. Mais qui le lira, qui en vérifiera le texte original, qui en fixera le sens, qui le traduira, qui en tirera les leçons et les conséquences applicables à la vie publique et privée? Ce n’est plus ni un souverain pontife, ni un concile, ni un corps sacerdotal quelconque. C’est le fidèle lui-même, agissant en toute liberté, sous l’impulsion de la piété, s’adressant directement à Dieu, qui l’éclaire directement dans sa conscience et dans sa raison :

Tout protestant est pape, une Bible à la main.


Si le protestantisme s’en était tenu là, il eût déjà rendu au monde un grand service, en libérant la pensée religieuse du despotisme ecclésiastique. Mais dès le XVIe siècle, il est manifeste que les revendications de la Réforme vont bien plus loin.

Du vivant même de Luther et de Calvin, il y a dans le mouvement protestant une droite, un centre et une gauche. Les uns se bornent à réprouver les grossiers abus du fétichisme catholique, le trafic des indulgences, la corruption des couvents, la cupidité du clergé, la stupidité des superstitions populaires, la férocité du fanatisme persécuteur. Les autres, au contraire, commencent résolument à appliquer la critique aux dogmes fondamentaux du christianisme: il n’est pas une des hérésies anciennes, pas une des discussions de l’exégèse moderne, pas une des thèses de la philosophie du XVIIIe ou du XIXe siècle, pas une enfin des négations de la critique allemande de nos jours, qui n’ait trouvé dès le premier siècle de la Réforme un homme ou un groupe d’hommes pour l’ébaucher hardiment et pour la soutenir, au grand scandale sans doute du nouveau clergé officiel des Eglises luthériennes ou calvinistes. Mais qu’importe, le fait est là, et il est grave. Quelque atténué qu’il ait été, ce fait historique, par nos historiens orthodoxes, dans leur désir de présenter au monde une Eglise protestante presque aussi bien ordonnée que celle de Rome, il éclate, et Bossuet n’a pas eu de peine à le mettre en lumière: le protestantisme a introduit sur une vaste échelle dans le monde chrétien la théorie et la pratique de la « variation », c’est-à-dire de la liberté absolue de la pensée religieuse.

Qu’il me soit permis, sans y insister, de rappeler qu’en étudiant la vie et les écrits d’un obscur pionnier de la tolérance, Sébastien-Castellion 2, une des plus touchantes victimes de la haine théologique de Calvin, j’ai eu l’occasion de faire entrevoir tout un coin de ce tableau volontairement laissé dans l’ombre, de montrer dans leur liberté d’allure, dans leur courage d’esprit, dans leur diversité d’audaces, quelques-uns de ces fils de la première heure de la Réforme, véritables libres penseurs, depuis les anabaptistes d’Allemagne jusqu’aux libertins spirituels de Genève et de France, jusqu’aux mystiques d’Alsace et de Flandre, les Etienne Dolet, les Michel Servet, les David Joris, les Socin, les Arminius et tant d’autres qui mériteraient d’êtres connus, à commencer par cet humble et admirable Castellion qui n’écrit pas seulement, au lendemain de la mort de Servet, le plus beau plaidoyer en faveur de la liberté de pensée, mais qui en outre, dans des écrits théologiques singulièrement en avance sur son temps, fait un exposé magistral de tout un corps de doctrines religieuses qui pourraient être signées de Channing, de Parker ou d’Athanase Coquerel. Que prouve cette riche et immédiate floraison d’hérésies et, si l’on veut, de fantaisies du « sens propre » au lendemain de la Réforme, sinon que la Réforme inaugurait une nouvelle méthode religieuse, la méthode du libre examen?

On fait des difficultés pour appliquer à la révolution de Luther ce mot de «libre examen», sous prétexte que ni Luther ni surtout les fondateurs officiels du protestantisme, quand le protestantisme devient une Eglise, ne peuvent ni admettre ni prévoir la portée indéfinie du libre examen en matière religieuse. Le principe n’en était pas moins posé 3. Du moment qu’il n’y a plus d’autorité chargée de fixer la vérité et de l’imposer, du moment que la parole de Dieu elle-même nous arrive par un livre humain que chacun peut et doit interpréter à sa manière, c’en est fait de l’antique esclavage: l’âme humaine recouvre sa liberté, elle ne se traîne plus, tremblante, aveugle et désespérée, aux pieds du prêtre qui la gouverne; elle a commencé à penser par elle-même, elle repense d’abord librement ce qu’on lui avait appris, puis elle pense un peu différemment, elle s’écarte de plus en plus de la leçon première, elle remonte aux principes, discute même les principes; bref, elle ne tarde guère à rejeter, les unes après les autres, les opinions reçues en sa créance, et elle arrive à faire cette opération que Descartes a le premier décrite en traits immortels, mais que des milliers de protestants avaient accomplie avant lui: le doute méthodique appliqué à toutes les croyances.

Encore faut-il ajouter que les protestants n’exceptaient de cette sévère révision aucune de leurs croyances, tandis que Descartes y soustrait prudemment celles qui avaient le plus besoin d’y être soumises, car il « prétend autant qu’un autre à gagner le ciel »; d’ailleurs il pense que les vérités révélées sont au-dessus de notre intelligence et que, « pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus qu’homme » 4.

Ce n’est donc pas le cartésianisme, comme on l’a tant dit, c’est le protestantisme qui a l’honneur et la responsabilité d’avoir créé la méthode rationnelle et de l’avoir appliquée d’emblée à la religion. Auguste Comte l’a très bien vu et lumineusement démontré: «le droit personnel d’examen, que s’étaient attribué les docteurs de la Réforme, ne devait pas rester indéfiniment concentré sous de telles intelligences. Spontanément étendu par une invincible nécessité à tous les individus et à toutes les questions, il a graduellement amené la destruction radicale d’abord de la discipline catholique, ensuite de la hiérarchie, enfin du dogme lui-même. » D’où Comte, avec raison, conclut que, par sa méthode, « la théologie protestante est une doctrine systématique de négation absolue. » Aussi la rend-il responsable de tout ce qui a suivi : « Cette philosophie, dit-il, depuis le luthéranisme primitif jusqu’au déisme du siècle dernier, sans même excepter ce qu’on nomme l’athéisme systématique, qui en constitue la plus extrême phase, n’a jamais pu être historiquement qu’une protestation croissante et de plus en plus méthodique contre les bases intellectuelles de l’ancien ordre social. » Il ajoute même « que cette protestation s’est ultérieurement étendue, par une suite nécessaire de sa nature absolue, à toute véritable organisation quelconque. »

M. Brunetière, en remettant au jour, dans un récent article 5, ces pages un peu oubliées de la Philosophie positive, en tire un argument, à son sens, décisif contre le protestantisme considéré comme religion: à ses yeux, le protestantisme a tué l’idée religieuse en faisant de la foi un acte essentiellement personnel, en considérant la religion, trois siècles avant le socialisme, comme « une affaire individuelle » (Privatsache), en proclamant la souveraineté de la conscience, ce qui oblige à briser celle de l’Eglise, à détruire ce chef-d’œuvre d’unité sociale, cette merveille de gouvernement spirituel de l’humanité qu’avait su créer le génie catholique. Nous ne sommes pas tenus, sans doute, de suivre jusqu’en ses dernières conséquences la dialectique de M. Brunetière. Mais, convenons qu’il nous aide à comprendre la situation du protestantisme dans le monde moderne.

Il y avait deux protestantismes possibles, à ne parler que de l’esprit général, de la méthode inspiratrice; et l’histoire, en effet, nous en montre deux, se développant parallèlement et sans cesse aux prises l’un avec l’autre. L’un prend la Réforme comme le point de départ d’un mouvement qui doit se continuer, l’autre comme le point d’arrêt d’un trajet qu’il a fallu faire, mais qu’il ne faut pas dépasser. Le protestantisme qui marche cause un souci constant au protestantisme qui ne bouge plus, c’est-à-dire qui recule. L’un a franchement admis et il pratique, sans restriction, la méthode rationnelle et libérale; il suscite la libre réflexion et la libre discussion, et leur donne carrière sur tous les sujets, sans s’inquiéter des résultats qu’elles produiront, sûr à l’avance qu’il n’y a pas d’autre voie pour aller à la vérité et que l’esprit humain ne peut mal faire en obéissant à sa nature, en suivant ses lois, en accomplissant ses fonctions normales. L’autre, après s’être séparé de l’Eglise romaine, s’aperçoit qu’il n’a plus de guide, plus de critérium, s’effraie de son audace, a peur des ruines qu’il va faire, voit disparaître la certitude, l’unité, l’autorité, la tradition, la révélation, tous les appuis dont a besoin la fragilité humaine, et il rétablit au plus vite, dans une orthodoxie quelconque, un sous-catholicisme, un catholicisme expurgé, sorte de juste milieu entre la foi aveugle et la pensée raisonnée, religion et église de tout repos à l’usage des gens pieusement raisonnables et raisonnablement pieux.

Entre ces deux méthodes, chacun de nous, protestants, doit faire son choix. Il y a longtemps que le mien est fait. Je vois par vos articles, mon cher directeur, qu’il n’est pas approuvé de tous. On s’étonne qu’ayant été si attaché au protestantisme libéral et prétendant l’être encore, je me trouve à l’aise dans une assemblée de libres penseurs. C’est donc que l’on se fait de la libre pensée et du protestantisme libéral une idée très différente de celle que j’en ai moi-même et que je viens d’esquisser. Pour moi, et bien entendu je ne parle que pour moi et ne prétends engager ni entraîner personne, - le protestantisme conscient et conséquent n’est autre chose que la première application de la méthode même de la libre pensée. Or, c’est par la méthode que se classent les conceptions religieuses comme les conceptions philosophiques.

On dit parfois que le protestantisme aboutit à la libre pensée. Non: il est déjà la libre pensée. Du moins il peut l’être. Il l’est virtuellement. Un protestant qui raisonne ses actes et qui réfléchit sur son état d’âme est un homme qui a rejeté toute autorité extérieure, tout a priori dogmatique ou historique, qui écarte sans effort non seulement tout surnaturel, petit ou grand, mais tout absolu et toute prétendue révélation de l’absolu par des voies extra-rationnelles. En quoi, s’il vous plaît, un libre penseur est-il plus émancipé que ce protestant-là? Si le protestant inconséquent, qui regrette d’avoir quitté le bercail, est un demi-catholique, le protestant réel n’est pas, lui, un demi-libre penseur, car il est prêt à aller résolument, aussi résolument que n’importe quel libre-penseur, partout où la raison le mènera. Il n’a ni réserves, ni sous-entendus, ni dogmes échappant à l’examen, ni questions interdites, ni limites infranchissables. Ce qu’il croit ou ne croit pas, ce qu’il affirme ou ce qu’il nie, il en rendra compte aussi naturellement, sans plus de parti pris, que le philosophe de ses raisonnements ou le savant de ses expériences.

Est-il besoin, pour prévenir tout malentendu, d’expliquer de quelle libre pensée, de quel protestantisme nous parlons? Il est trop clair que tout ce qui précède n’aurait aucun sens si l’on entendait par libre-pensée n’importe quel groupement de fanatiques à rebours se prévalant d’une bruyante profession de foi d’athéisme pour avoir le droit de n’être ni libres ni penseurs, ou si l’on entendait par protestantisme n’importe quelle église figée dans l’orthodoxie, conservant des dogmes, des miracles et des sacrements et n’ayant gardé de la Réforme que le nom. Mais si l’on prend ces deux mots dans leur sens légitime et le seul logique, on est en droit de demander quelle différence appréciable pourrait être signalée entre la libre pensée véritable et le véritable protestantisme, en ce qui concerne l’orientation de l’esprit. C’est l’impression que laissent les deux ouvrages que je citais en commençant: M. Jean Réville, dans son exposé purement théorique et en quelque sorte schématique; M. Bargy, dans son large tableau historique allant des Fathers Pilgrims à l’Exposition de 1900, confirment, chacun à sa manière, non pas seulement cette analogie, mais cette identité de méthode. L’évolution de la liberté religieuse dans le protestantisme est un des modes de l’évolution de la libre pensée dans le monde. L’une a commencé ce que l’autre continue indéfiniment; c’est un seul et même processus, puisque c’est le même usage de la même liberté, s’appliquant successivement à des points différents, et toujours au nom des mêmes principes.

Mais je n’ai garde d’oublier que la méthode n’est pas tout: elle détermine le sens général où se meut la pensée, elle en construit la courbe et en marque par avance toute la direction. Il n’est pas impossible, néanmoins, que partis du même point et poursuivant le même but, les deux esprits, d’accord au début, se séparent chemin faisant. Ils peuvent s’entendre sur les règles formelles de l’opération et différer sur l’étendue de l’application et sur les résultats qu’elle donne. Voyons donc si, passant de la méthode aux doctrines et du principe aux applications, l’esprit protestant et l’esprit libre penseur en viendront à d’irréductibles conflits.

Ce sera l’objet de ma prochaine lettre. Et, en attendant, je vous prie d’agréer, mon cher Directeur, etc….

F. BUISSON.

RÉPONSE I

Fontenay-sous-Bois, juin 1903.

CHER MONSIEUR,

La Rédaction du journal le Protestant a reçu vos quatre lettres. En me chargeant d’y répondre, elle me prie avant tout de vous remercier. C’est un bien précieux témoignage d’intérêt et de fidèle souvenir que vous nous donnez là, en tenant à nous expliquer le sens de certains de vos actes publics les plus récents. Nous vous savons gré aussi de vos déclarations catégoriques sur les rapports du Protestantisme avec la Libre Pensée, et sur les conclusions qui, selon vous, doivent en être tirées. Vous nous offrez de la sorte une occasion très favorable de nous prononcer sur des sujets de vivante actualité. Selon votre exemple, nous resterons dans cette réponse sur le terrain général, ne nous souvenant des personnes et des événements que pour les enseignements qui peuvent en ressortir.


Votre première lettre soulève une question de méthode. C’est celle qui, à première vue, semble appeler le moins d’objections. Vous y marquez l’analogie entre les procédés appliqués par la Réforme à la tradition religieuse comme aux textes sacrés, et les procédés de la libre recherche, telle qu’elle s’est définitivement acclimatée dans tous les domaines. Une place d’honneur est légitimement réclamée pour la Réformation et quelques pionniers obscurs, plus hardis que les chefs officiels. Vous rappelez que toute la critique historique et philosophique, successivement organisée et appliquée à travers les trois cents dernières années, est en germe dans ce grand réveil du XVIe siècle, dont plusieurs champions ont singulièrement devancé leur temps. Descartes et Kant en sont les tributaires. Et vous concluez : « Ce n’est donc pas le Cartésianisme, comme on l’a tant dit, c’est le protestantisme qui a l’honneur et la responsabilité d’avoir créé la méthode rationnelle et de l’avoir appliquée d’emblée à la religion. » Il y a pourtant bien des choses à dire à propos de cette première lettre. Les points principaux sur lesquels nous aurons à marquer dans la suite une divergence entre notre façon de voir et la vôtre, se trouvent contenus là comme en germe.

Et d’abord, il convient de signaler et de contester l’opinion d’après laquelle le protestantisme était chose essentiellement neuve. S’il était une puissance de renouveau, de propulsion extraordinaire vers l’avenir, une véritable poussée créatrice, c’est que toute une grande tradition fermentait et surgissait en lui. Le plus formidable levier a besoin d’un point d’appui. Le point d’appui du protestantisme, ce puissant levier religieux des temps modernes, se trouvait dans les Prophètes et l’Evangile, qui, eux-mêmes, le tenaient de plus loin, selon la loi inéluctable, qu’il n’y a pas plus de génération spontanée dans le domaine spirituel que dans celui de la vie physique.

Mais, par Prophètes et Evangile, je n’entends pas ici des écritures intangibles, centre d’un fétichisme nouveau. Les Prophètes et l’Evangile représentent l’esprit même de la religion, abstraction faite de toutes ses formes extérieures. Ils sont ainsi les protagonistes de l’appel à l’autorité intérieure. Le prophète est l’exact contraire du prêtre. L’esprit prophétique est à l’antipode de l’esprit sacerdotal et clérical. L’esprit clérical confisque Dieu, le capte, et déclare qu’il le représente et le possède. Pour lui, la religion est une raison sociale, un établissement solidarisé avec des intérêts pratiques. Le Prophète, lui, déclare : Dieu n’habite pas les temples bâtis de main d’homme. Dans cette déclaration, sont frappés d’insuffisance et de caducité non seulement les sanctuaires de pierre et ceux qui en exploitent la majesté vénérable, mais encore les sanctuaires bâtis en formules intellectuelles : dogmes, textes et symboles. Mais le Prophète insoumis aux formes, stigmatisé par l’esprit sacerdotal du nom de séducteur et de destructeur, n’est pas un incroyant, c’est le croyant par excellence, le croyant de première main. Il ne déclare pas, en frappant sur le symbole fragile : « Tout ceci n’est que poussière ». Il remonte au delà du symbole, vers les réalités, et surtout il ne peut admettre que ce qui doit annoncer l’esprit finisse par le masquer, et que ce qui doit servir l’humanité finisse par la réduire en esclavage. Voici d’autres déclarations de cet esprit : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. » « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours. » « Avant qu’Abraham ne fût, je suis. » « La lettre tue, l’esprit fait vivre. »

L’esprit prophétique est d’une piété originale, authentique. Et en même temps, il est d’une indépendance absolue. L’esprit sacerdotal s’incline devant l’autel, les vases du sanctuaire, et les formules antiques : le reste du monde a un caractère profane. L’esprit d’incrédulité se rit de l’autel, des vases sacrés et du sanctuaire lui-même comme d’un amas de superstitions ou d’impostures. L’esprit prophétique est différent des deux. Il ne s’incline ni devant l’autel, ni devant l’arche sainte : il regarde toutes choses librement; il y touche sans crainte, mais il apporte partout le même respect profond qui lui rend sacrée chaque chose, surtout l’âme humaine, cette éternelle opprimée de tous les cléricalismes, cette éternelle raillée et reniée de toutes les incrédulités.

Cet esprit prophétique remonte dans la nuit du passé. Il a traversé tous les âges; il est la revendication du verbe intérieur, en face de l’autorité qui vient du dehors et qui, elle, n’admet ni contrôle ni réplique. Toutes les religions établies l’ont eu en horreur parce que l’esprit conservateur poussé à l’excès, ne se connaît pas d’ennemi plus exécré que cette puissance insaisissable, indomptable, devant laquelle les portes les mieux verrouillées semblent parfois s’ouvrir toutes seules. Toujours on a essayé de la confondre avec les puissances du mal, avec l’impiété et la négation. Et pour mettre en méfiance les foules crédules et malléables, on a de tout temps aimé à confondre dans les mêmes supplices les criminels et les porteurs de l’Esprit. Lorsqu’on ne pouvait pas les crucifier entre deux larrons, on les faisait du moins volontiers passer pour incrédules et sceptiques, voire athées.

Il importe d’établir que, par une descendance directe, une chaîne de filiation qu’aucune violence et aucun anathème n’ont jamais pu rompre, tous les libres croyants se rattachent à cette longue et glorieuse tradition, également éloignée de la tyrannie sacerdotale et de l’esprit antireligieux. C’est elle qui a fait la force de la Réforme; elle qui est le foyer vivifiant du protestantisme d’avant-garde. Je tenais à le répéter. Les faits réclament cette affirmation. Il ne faut pas que la religion de l’autorité extérieure puisse indéfiniment jeter dans le même opprobre, l’esprit d’impiété et l’esprit pieusement hérétique. Il ne faut pas davantage, que sur des indices superficiels, les fils respectueux et indépendants des antiques traditions religieuses, s’entendent intituler confrères par ceux qui traitent tout cela de vieilles fables et d’impostures. La confusion est ancienne, très exploitée; mais elle n’en est pas moins injuste et intolérable. Tout, dans le passé, et jusqu’à une certaine date relativement récente, n’est donc pas esclavage, servilité. Et si vous écrivez, cher Monsieur : « au moment où éclate la Réforme, il n’y avait dans la chrétienté tout entière qu’une manière de concevoir la religion : c’est une vérité absolue, transmise aux hommes par une autorité absolue », votre thèse est insuffisamment appuyée par les faits. De trop nombreuses hérésies précédentes prouvent l’existence, même au moyen-âge, d’un esprit religieux anticlérical, et sa graine féconde transmise par l’antiquité, n’attendait qu’un jour favorable pour éclore partout.


Voici maintenant une autre objection : La Réforme, dites-vous, a créé la méthode rationnelle et l’a appliquée à la religion. Il y a dans ce terme de « rationnel » un danger de confusion. Par raison, en effet, plusieurs entendent l’intellect et, dans le meilleur cas, le patrimoine commun de l’intelligence humaine. D’autres, et les plus nombreux, désignent, par ce terme de raison, la capacité intellectuelle du premier venu. Ils déclarent n’admettre que ce qu’ils peuvent expliquer. Ils font de leur faculté de comprendre, les limites du monde. Et ils appliquent leur logique à tous les domaines : sociologie, politique, sentiment, conscience, aussi bien qu’à la vie religieuse et à ses diverses manifestations. C’est un peu dans ce sens-là que se prononce ce que nous appelons communément aujourd’hui la libre pensée. On y parle beaucoup et avec une certaine emphase, de raison, de rationalisme, considérant le domaine de la foi, avec les idées et les actes qui en sont la manifestation, comme une région d’ombre et de pénombre, destinée à s’évanouir à la claire lumière de la critique, du savoir exact et même déjà devant la petite lanterne du bon sens qui ne craint rien et ne doute de rien.

Cette mentalité spéciale a-t-elle quelque rapport avec celle des réformateurs ? Ils tenaient d’une vieille tradition de libre vie spirituelle, le conseil : Examinez toute chose et retenez le meilleur. Ils ne se faisaient pas défaut d’examiner et d’y regarder de près; mais tout cela dans un état d’âme qui n’est guère celui du rationalisme exclusif. Le rationalisme est une réduction de l’immense univers de l’âme et de ses richesses à une province unique où règne une logique simpliste, sui generis, avec laquelle nous estimons qu’on ne va pas très loin. Le résultat ordinaire de l’application de ce rationalisme-là à n’importe quelle pratique vivante est une exagération de la théorie aux dépens de la vie. Les réalités sont couchées sur un lit de Procuste, et tout ce qui dépasse est retranché. Mais surtout, dès que le rationalisme étroit s’attaque à la morale, au monde du sentiment, à la masse des phénomènes religieux, il conclut au néant avec sérénité. Sa fonction est négative. Sans doute, lorsqu’il commence ses opérations, il opère sur une trop grande multitude de faits, pour les décomposer tous; il en laisse donc subsister quelques-uns; mais avec le temps, il supprime tout. Ce genre de travail est admirablement caractérisé par le terme allemand d’Aufklaerung, qui sert à désigner l’époque où le rationalisme sévissait dans le domaine religieux. De tout vin généreux soumis à ce procédé, on tire un liquide incolore, insipide, éventé, et on dit en souriant : voilà le fond, c’est très simple, il n’y a rien. Cela rappelle le fameux vers de Gœthe :

Zum Teufel ist der Spiritus, Das Phlegma ist geblieben.

On a bien souvent, depuis l’Ecclésiaste, exprimé l’action destructive de la raison. L’un des néophytes et des zélateurs de la libre pensée du jour, Henri Bérenger, dans la préface de son livre l’Effort, écrit dans une tout autre phase de sa vie, appelle la raison : la « grande morte », et il en veut beaucoup à Kant d’en avoir fait un si abondant usage. Kant n’était cependant pas un rationaliste vulgaire. Il s’est rendu compte, mieux que personne, de l’impuissance de la raison pure. Luther, de son côté, en son langage expressif, avait appelé la raison : la courtisane du diable. Au fond, les réformateurs sont plutôt frappés de l’impuissance de la raison livrée à elle-même, que de sa capacité indéfinie. Elle ne leur apparaît pas sous la forme d’une déesse. Je ne pense pas que si la Réforme a appliqué la méthode rationnelle à la religion, on puisse confondre sa méthode avec la méthode strictement et petitement rationaliste, en ajoutant seulement qu’au début les réformateurs ne pouvaient pas prévoir où les conduirait leur méthode. Personne ne peut jamais prévoir, dans toute son étendue, les conséquences d’une méthode; nous ne contestons donc pas ce point. Ce que nous contestons, c’est que la méthode inaugurée par la Réforme fut la méthode dite rationaliste.

Ce qui la distinguait, cette méthode, c’était l’esprit religieux qui l’inspirait, cette piété profonde et fervente, sans laquelle un texte sacré n’est qu’une langue morte pour le conservateur, et une coquille vide pour le penseur indépendant. Si l’on fait abstraction de cet esprit religieux, en observant les réformateurs, on a devant soi des hommes qui prennent des libertés avec l’institution ecclésiastique, les traditions, la Bible elle-même, et ils ne sont pas beaucoup différents de ceux qui manipulent ces mêmes choses dans un esprit irréligieux ou les attaquent au nom de la raison. En sorte que, poussant plus avant cette manière de voir, on aboutit à affirmer, ce qui est, somme toute, la vieille et mauvaise prétention de l’Eglise romaine, que le grand mouvement réformateur du XVIe siècle a été un commencement de révolte contre l’autorité de l’Eglise et les croyances par elles maintenues dans le monde. Ce commencement, par la logique interne de l’esprit de révolte, a conduit d’une incroyance partielle à une incroyance de plus en plus complète. La libre pensée s’écrie : émancipation ! L’Eglise se voile la face et crie : abomination ! Mais ce contentement et cette aversion s’égarent tous deux en jugements faux. La vérité, la voici : La Réforme du XVIe siècle a été un approfondissement de la Foi profonde et authentique; un réveil immense de l’esprit religieux, au sein d’un cléricalisme invétéré et triomphant. 6 Or, partout où se réveille la foi, le crédit des formules baisse. La vie se suffit à elle-même, se prouve à elle-même et fait bon marché des formes. Mais « faire bon marché des formes » a toujours été l’indice de deux états d’esprit très différents : du scepticisme, à qui tout est égal, tout n’étant que fumée, et de la Foi directe, qui se passe des renseignements de seconde main, parce qu’elle est allée à la source.

C’est là un point difficile à saisir pour un libre penseur, serait-il même de la catégorie supérieure, mais pour un penseur religieux comme vous, cher Monsieur, il est des plus faciles à apprécier. Vous en mesurez toute la portée. En tout cas, j’y appelle votre attention, car il vous a certainement échappé quand vous avez écrit votre lettre n° 1.

Ce qu’il y a de plus clair dans le bilan que vous y dressez, ce sont les ruines accumulées. La Réforme, dès les premiers jours, s’annonce comme un vaste chambardement auquel s’opposent les chefs, par prudence, par peur de la responsabilité, par inconséquence; mais d’entreprenants disciples, enfants terribles du mouvement, fournissent dès lors la preuve de ce qu’il pourra devenir un jour. Et il n’est pas étonnant que vous ajoutiez : C’est « grave. » Les historiens cléricaux l’ont toujours dit. Mais, sous cet angle, le mouvement réformateur se voit mal et se juge très imparfaitement. Que dis-je ? il se juge exactement à contre-sens. Les réformateurs, grands et petits, nous fournissent l’exemple d’une génération qui, soutenue par d’heureuses quoique lointaines influences, reprend le courage de vivre pour son compte, de penser par elle-même, et d’aller se ravitailler aux bons endroits. De moines, on redevient des hommes. Un nouvel idéal de vie remplace l’idéal monacal. Le sanctuaire familial reprend ses droits usurpés par les sacristies et les couvents. Et l’on recommence à comprendre les prophètes, l’Evangile et la profondeur immense des horizons qui s’y trouvent ouverts, parce qu’on sent vivre et souffler en soi l’esprit qui anima les prophètes, souffla dans le sermon sur la montagne et sur la croix du Calvaire, et qui, seul, fait la valeur des Ecritures, parce que, seul, il en a la clef. Certes, c’est de l’esprit indépendant, libérateur. La peur n’y joue aucun rôle; mais plutôt la joie et la confiance. Cet esprit est si vivant, si créateur, qu’il a enfanté un nouveau monde. Dans sa marche conquérante où donnent toutes les réserves de l’âme, il rappelle ces larges mouvements de batailles où successivement tous les genres de troupes fournissent leur effort à l’assaut.

Mais que cet esprit tienne dans la même formule, soit du même grain que ce qu’il est convenu d’appeler la libre pensée, cela demande à être contesté vigoureusement. Le jugement d’Auguste Comte n’est qu’une preuve de ce que peut atteindre un grand esprit en fait d’erreur de jugement, lorsque la compréhension interne des questions lui fait défaut. Et que M. Brunetière, pour la circonstance, appuyé sur Comte, comme un habile sophiste qui pense jouer un bon tour à l’adversaire, se serve d’une appréciation superficielle de celui-ci contre le protestantisme considéré comme religion, cela prouve encore que l’érudition ne remplace pas la compétence, à moins que cela ne prouve que l’habileté ne marche pas toujours, la main dans la main, avec la sincérité. Qui donc, par les origines du protestantisme, peut venir affirmer que le protestantisme ait la prétention d’être une religion ? Nos pères avaient horreur d’être appelés Luthériens, Calvinistes, etc. Ils s’appelèrent les évangéliques. Ils ont voulu dégager, des bandelettes où il se momifiait, l’esprit de l’Evangile, sûrs qu’il se créerait selon sa vertu inhérente, des organes nouveaux dans un monde renouvelé. Ils n’ont jamais songé à fonder eux-mêmes une religion. Il n’y a pas de religion protestante, mais seulement des formes protestantes de la religion chrétienne.

Qu’il y ait deux protestantismes, pratiquement parler, nous en avons trop souffert pour en douter. Ce sont d’ailleurs deux incarnations nouvelles de l’esprit sacerdotal et de l’esprit de libre croyance qui ont toujours coexisté dans le monde. Mais au fond, il n’y a qu’une méthode protestante, c’est celle de l’autorité intérieure basée sur la conscience et la raison, dans le sens où ces deux expressions condensent toutes les lumières et toutes les sources de renseignements, dont notre humanité dispose, et non seulement, les ressources individuelles, ou la forme spécialement intellectuelle de notre entendement. Un protestantisme autoritaire, exclusif, voulant capter l’esprit en des formes prescrites et refuser le titre de frères à ceux qui ne signent pas ses credos, appartiendrait en somme au genre sacerdotal et clérical dont le catholicisme demeure parmi nous le représentant le plus marquant.

Pour résumer nos observations sur la lettre n°1, nous dirons donc : Souvenons-nous sans cesse qu’il y a deux libres pensées. Je ne vous le fais pas dire, mon cher correspondant. Il y a la grande, la vraie, et puis une autre qui en est la caricature. Je veux qu’il soit bien entendu qu’il ne saurait être question pour nous de vous voir comparer à la seconde, dont vous vous distinguez avec tant de soin. Vous le dites fort bien, et nous vous savons gré de ces paroles : « Il est trop clair que tout ce qui précède n’aurait aucun sens, si l’on entendait par libre pensée n’importe quel groupement de fanatiques à rebours, se prévalant d’une bruyante profession de foi d’athéisme. »

Quant à la libre pensée authentique, nous avons pour elle tout le respect possible, et pensons que ses méthodes doivent être maintenues, et sans cesse plus fidèlement pratiquées par quiconque cherche la vérité d’un cœur sincère. Mais nous maintenons que pour juger des faits religieux comme des traditions et des documents, autre chose encore est nécessaire qu’une méthode exempte de préventions. Cette autre chose est le sens religieux, sans lequel le monde religieux demeure, dans son ensemble, lettre close pour le plus pénétrant et le plus libre des penseurs. Aucune méthode, aucune perspicacité, aucune puissance d’analyse et de critique ne peut remplacer le sens religieux. Et si, comme le demandent certains, à qui ce sens paraît inconnu, il faut d’abord faire abstraction de la piété, de la soif du divin, pour examiner les doctrines, les symboles et les traditions, nous pensons qu’on se rend par là incapable d’en juger.

Voici notre position bien définie quant à la méthode. Passons maintenant à la deuxième lettre.

DEUXIÈME LETTRE – Question de doctrine – LES DOCTRINES RELIGIEUSES DEVANT LE PROTESTANTISME ET DEVANT LA LIBRE PENSÉE

Thieuloy-Saint-Antoine, 12 mai 1903.

Mon cher Directeur,

A supposer même qu’il y ait entre la pensée protestante et la libre pensée, l’accord général de ton que j’attribue à l’identité de méthode, on répond que cet accord consiste surtout dans une communauté de tendances négatives, mais qu’il cesse aussitôt que l’on passe, de part et d’autre, aux affirmations, aux données positives. En effet, dit-on, le protestantisme, même libéral, a les caractères ou quelques-uns des caractères d’une religion; la libre pensée, c’est l’irréligion. Ce qui distingue du rationaliste pur le protestant le plus émancipé, c’est qu’il conserve tout de même un certain fonds de doctrines, un certain minimum de croyances.

Permettez-moi de demander avec un degré de précision qui est peut-être quelque peu indiscret, mais nécessaire: quelles doctrines, quelles croyances ?

Tout d’abord, n’oublions pas que le protestantisme libéral - le seul dont nous nous occupions dans cette étude - a précisément pour caractéristique d’avoir répudié non à demi, mais totalement, la notion catholique d’église et de religion. Pour le catholicisme, une religion suppose un ensemble de points de doctrine, ou, comme dit Descartes, de « vérités révélées » qu’il faut croire et qu’il faut faire profession de croire: celui-là est hors de l’Eglise, par conséquent hors du salut, qui ne veut ou ne peut pas y souscrire.

Le protestantisme a longtemps hésité sur ce problème: longtemps il a, sous la pression de l’Eglise et du public, essayé de constituer, lui aussi, un catalogue de vérités indispensables, une confession de foi, un credo, suivant le mot populaire. La force de la logique l’a conduit à reconnaître l’inanité de tous ces formulaires, l’impossibilité d’abord de les rédiger, puis, rédigés, de les maintenir en vigueur; maintenus, de les relire, cinquante ans après, dans le même sens où ils furent écrits, l’impossibilité tout au moins de les imposer d’office avec autorité à des hommes dont chacun doit penser par lui-même. La conséquence est que, même officiellement, même sous le régime du Concordat en France, les Eglises protestantes n’ont pas de confession de foi légale. Et ce n’est pas dans ce journal que j’ai besoin de rappeler avec quelle indomptable énergie Athanase Coquerel fils, et à sa suite tout le groupe libéral, s’est élevé contre la prétention de la majorité orthodoxe d’imposer à la minorité, tout au moins aux pasteurs, un formulaire dogmatique. Pas de credo, pas de confession de foi, pas d’orthodoxie, pas de Concile ou de Synode définissant le dogme, édictant un nouveau Symbole de Nicée; quel qu’il soit tel est, depuis quarante ans, l’imperturbable mot d’ordre des protestants libéraux en France, et sur ce point ils se sont si bien défendus, ou plutôt ils étaient si bien défendus par la logique de la Réforme, qu’ils ont eu gain de cause.

Mais si je fais cette réserve, ce n’est que pour maintenir le principe, ce n’est pas pour éluder l’examen de la question quant au fond. Je ne demande, au contraire, qu’à y entrer.

Quelles sont-elles donc, disions-nous, ces « croyances religieuses » qui différencient, assure-t-on, le protestant libéral du libre penseur ?

Commençons à la limite, c’est-à-dire au point où le protestant se sépare de l’Eglise romaine. Il a rejeté la foi au pape et à l’Eglise, c’est entendu. Il garde, dites-vous, la foi à la Bible. Très bien, mais ne jouons pas sur les mots. Croit-il encore que la Bible soit une suite de révélations dictées par Dieu lui-même dans des conditions miraculeuses? Cela lui est impossible: il sait, comme le dit posément un orthodoxe de nos jours, que c’est une bibliothèque de soixante-six écrits dont la rédaction s’est répartie sur une longue suite de siècles 7. S’il révère ce recueil dans sa partie juive et dans sa partie chrétienne, s’il en parle avec le respect dû aux monuments de la pensée humaine, s’il estime qu’il s’y trouve des pages immortelles dont la puissance morale est loin d’être épuisée, si certains cris d’angoisse des Psaumes, si certains élans sublimes des vieux prophètes d’Israël vers une religion de justice idéale qu’ils devinaient en quelque sorte par une avance de tant de siècles sur la civilisation asiatique, si enfin et surtout presque toutes les paroles attribuées à Jésus dans les Evangiles éveillent en lui l’impression encore aujourd’hui saisissante d’une supériorité dans l’ordre moral et religieux aussi merveilleuse que le fut celle des Grecs dans l’ordre littéraire et artistique, si par conséquent il comprend sans peine qu’un tel livre ait mérité d’être appelé par l’humanité reconnaissante, la Parole de Dieu, c’est dans le même sens relatif et humain où il trouve du divin dans Homère, dans Platon, ou dans Marc Aurèle. Mais lisez l’Esquisse d’une philosophie de la religion de Sabatier, et vous reconnaîtrez qu’il n’est plus possible à un protestant du XXe siècle de s’arrêter un instant à la vieille conception de l’inspiration plénière des livres saints, dont le rédacteur serait l’instrument passif de la divinité 8. Ceux qui parlent encore de livre inspiré ajoutent aussitôt que « l’inspiration religieuse n’est pas psychologiquement différente de l’inspiration poétique ».

Poursuivons. Ce protestant donc, éclairé par Renan, par Réville, par Sabatier, à ne parler que des Français, a lu l’Ancien et le Nouveau Testament. Quelles croyances en a-t-il rapportées?

Ne nous attardons pas aux détails. Passons condamnation sur toute la série des miracles. Il n’y croit pas plus que le libre penseur. « La vérité, c’est qu’à l’heure présente, la régularité grandiose et souveraine des lois de la nature et de l’harmonie de l’univers a pénétré tous les esprits…. Ceux qui prennent une attitude contraire deviennent rares, et, quand ils ouvrent la bouche, ne font entendre que des arguments contradictoires. L’histoire du miracle, dans l’Eglise même, rappelle cette peau de chagrin qui se rétrécissait à mesure que son possesseur avançait en âge.» 9

Direz-vous qu’il croit davantage à la doctrine générale qui se dégage des livres saints, à cette histoire du monde et de l’humanité qui se résume dans ces quelques grandes idées: un Dieu créateur, faisant l’homme à son image, le soumettant à une épreuve où il succombe, le condamnant en conséquence, lui et sa postérité, non seulement à la mort, mais à des peines éternelles, puis, au bout d’un certain nombre de siècles, envoyant son fils mourir sur une croix pour sauver le petit nombre de ceux qui croiront en lui et promettant à ceux-là seulement la félicité éternelle au delà de la tombe…

Où est-il, le protestant libéral, je dirai même l’homme de sens rassis, catholique ou protestant, qui, rentrant en lui-même et analysant sa pensée, puisse dire sincèrement qu’il croit que cela est arrivé? Ce n’est pas seulement la naïveté de cette trop simple philosophie de l’histoire universelle qui rend difficile à un homme de nos jours de la faire sienne, c’est surtout une impossibilité morale qui l’en empêche. Un Dieu agissant ainsi, créant avec cette légèreté ou cette cruauté, jugeant, condamnant, punissant, récompensant, au mépris des principes les plus élémentaires de la justice, et pour réparer le mal, consentant à je ne sais quel sacrifice d’un innocent, voire même d’un Dieu, comme si cette bizarre substitution, empruntée aux justices barbares les plus primitives, était un moyen normal de sauver, — très conditionnellement d’ailleurs et très partiellement, les créatures que, tout-puissant, il n’a su faire ni bonnes, ni libres, ni heureuses, ni raisonnables: quel tissu d’absurdités plus révoltantes encore, si on pouvait les prendre au sérieux, pour la conscience que pour la raison!

A quoi donc croit-il, ce protestant libéral que vous distinguez soigneusement du libre-penseur? A la divinité de Jésus-Christ? C’était jadis la réponse traditionnelle. Mais il y a bientôt cinquante ans qu’un homme d’une sincérité et d’une lucidité d’esprit incomparables, détruisait à jamais cette illusion par un livre grave et austère. Longtemps avant la Vie de Jésus de Renan, le Christ et la conscience, de Félix Pécaut, expliquait par des raisons plus profondes pourquoi il est devenu impossible, même à un homme foncièrement religieux, surtout à celui-là, de répéter les formules qui ont pendant des siècles alimenté la piété chrétienne: Jésus fils de Dieu, Jésus né d’une vierge, Jésus Dieu incarné, Jésus homme-Dieu et toute la suite de ces intrépides affirmations de mystères, qui ne seraient que des non-sens s’ils n’étaient la traduction enfantine de théories métaphysiques d’un autre âge, depuis le dogme de la Trinité jusqu’aux récits de la résurrection et de l’ascension. De bonne foi et en bonne conscience, examinez ce legs de croyances formant l’antique trésor de la foi chrétienne, et dites ce que le protestantisme en a gardé.

Si vous voulez mesurer le chemin qu’a fait « l’incrédulité, » relisez le livre de Pécaut, en regard de celui de Sabatier dont je parlais tout à l’heure. Les aveux que douloureusement Pécaut, alors jeune pasteur, et révoqué pour cet acte de loyauté, se sentait obligé de faire tout haut en s’apercevant qu’il « ne croyait plus », Sabatier, doyen de la Faculté de théologie, les confirme et les aggrave sur plus d’un point, mais le ton est tout autre: c’est avec joie et sérénité que l’auteur de l’immortelle Esquisse explique la genèse du dogme, du miracle et de la légende, suit leur histoire à travers les siècles, nous fait voir à chaque époque, en un changeant tableau, le travail des théologiens construisant savamment l’édifice doctrinal, la puissante pensée directrice de Rome ramenant tout à l’unité, se faisant de tout un instrument de domination, et puis, au bas de l’échelle, dans la masse obscure des fidèles, l’effort, l’instinctif et touchant effort de l’imagination populaire remaniant à sa manière les mythes profonds, les systèmes des docteurs, les mystères de la foi, y mêlant les légendes naïves, les débris du paganisme, les traits sublimes de l’Evangile, se faisant ainsi une dévotion à son usage et à sa mesure. Que nous voilà loin des confessions de foi, de celles d’Augsbourg ou de la Rochelle ou de celles de M. Guizot et de M. Bois! Quel autre état d’esprit, quel élargissement des horizons! Et comment voulez-vous qu’un homme qui vient de lire Sabatier ait même l’idée de répondre aux questions vieillottes de l’orthodoxie égrenant le chapelet de ses articles de foi ?

Faisons un pas de plus, le dernier. Nous voyons bien que le protestant qui a marché avec la science religieuse est dégagé de toutes ces prétendues croyances dans lesquelles l’Eglise fait consister la foi et le salut. Le salut! ce seul mot qui résume le catéchisme, n’éveille-t-il pas tout un monde disparu? Ne faut-il pas se faire violence et accomplir une sorte de tour de force pour se remettre dans l’état d’esprit où ont vécu tant de générations humaines, persuadées que le drame de l’univers roulait sur cette alternative: sauvés ou damnés pour l’éternité! C’est donc en totalité la dogmatique chrétienne, non plus celle de telle ou telle église, mais de toutes les églises et de tout le christianisme, qui nous est devenue si étrangère, que ceux-mêmes qui s’efforcent d’y rester fidèles ne peuvent s’imaginer qu’ils y croient toujours, qu’à la condition de n’y penser jamais.

Que reste-t-il donc? Il reste, pour différencier le protestant libéral du libre-penseur, la foi en Dieu.

Avez-vous lu, mon cher directeur, dans la Revue de métaphysique et de morale, un ou deux articles de l’abbé Marcel Hébert 10. Je ne connais rien de plus respectable que l’acte de probité accompli publiquement par cet homme éminent, longtemps directeur de l’Ecole Fénelon, et aujourd’hui encore prêtre non interdit, que je sache. Il s’est demandé si nous pouvions encore, comme penseurs, dans le langage rigoureux de la science, affirmer un « Dieu personnel », en parler comme d’un « être suprême », employer, enfin, en leur donnant la plénitude de leur sens, tous ces termes incurablement puérils qui rappellent la définition de Stuart Mill enfant : « Dieu, c’est un grand, grand homme. » Il a le courage de répondre non: « Nous ne pouvons affirmer la personnalité du Divin, pas plus que nous ne pouvons lui appliquer les catégories du temps et de l’espace. Nous n’avons pas le droit de conclure que le Divin est personnel parce que notre conscience religieuse réclame de l’imagination qu’elle le lui représente ainsi 11. » Il estime que « pour exprimer le sentiment du Divin, il vaut mieux… éviter tout ce qui expose à l’idolâtrie en rappelant la personnalité humaine, et se borner à des appellations fondées sur le mode pratique de la manifestation du divin dans la conscience; au lieu de Dieu, dire l’idéal du bien, du vrai, de la justice. » 12

Etes-vous bien sûr, mon cher Directeur, que beaucoup de protestants, et des plus sérieux, ne se soient pas fait tout bas les mêmes questions que l’abbé Marcel Hébert pose tout haut? Croyez-vous qu’il n’y en ait pas qui éprouvent ce même scrupule à répéter, sans le serrer de près, tout le personnalisme divin? Sans doute on hésite à fouiller trop avant dans sa conscience, à remuer trop de problèmes que l’on sent insolubles, à se demander rigoureusement compte de chacun de ces mots qui nous arrivent du fond des siècles comme une sorte de patrimoine sacré, trésor de l’âme humaine, legs de nos plus lointains aïeux. Pourtant, c’est un devoir de voir clair et dans ce que l’on pense et surtout dans ce que l’on dit.

M. Jean Réville, arrivé à ce point dans son exposé, ne nous permet pas de nous payer de mots. Il ne nous propose pas, comme minimum de credo et d’orthodoxie, l’ancien spiritualisme universitaire, le théisme classique ou le déisme du Vicaire Savoyard, avec les preuves de l’existence de Dieu à l’usage du baccalauréat. Non, relisez la belle page où, après avoir rejeté toutes les autres « survivances de la théologie scolastique protestante », il essaie d’analyser la seule idée qui reste au fond du creuset, l’idée de Dieu. Il nous montre, à travers les âges, l’homme qui, «se sentant vivant, a l’intuition que dans l’univers il y a également vie : c’est d’abord sous la forme d’innombrables génies ou esprits, puis sous celle d’une « hiérarchie de quelques grandes puissances spirituelles » comme les dieux de la Grèce et de Rome, que l’homme se représente les causes vivantes de l’univers, jusqu’à ce qu’il les ramène toutes à une et concentre son adoration sur un seul Dieu. « Or, ajoute M. Réville, ce Dieu unique, il se le représentera d’une façon anthropomorphique, comme un esprit et une volonté suprêmes, mais d’une puissance infiniment supérieure, parce que l’homme ne peut pas se représenter les êtres autrement que par analogie avec les données de son expérience, ou bien il se le représentera d’une façon plus abstraite à mesure qu’il comprendra combien toutes les expressions anthropomorphiques sont insuffisantes lorsqu’on les applique à l’Etre suprême, mais il ne cessera jamais d’avoir l’assurance que cet Etre suprême, ce principe de l’univers est vivant… Le principe de l’ordre universel qui comprend la vie ne peut être qu’un Dieu vivant, puisqu’il est la base de la vie et que la vie engendre la vie… Il n’y a pas de religion sans Dieu vivant » (p. 58).

Et voilà comment les meilleurs esprits n’échappent pas au danger de la métaphore qui guette tout métaphysicien. Comme l’abbé Hébert, M. Jean Réville reconnaît l’insuffisance inévitable de toutes nos expressions anthropomorphiques», mais tandis que l’écrivain catholique en conclut qu’il faut rejeter la personnalité, cet autre nom de l’anthropomorphisme, le pasteur protestant libéral recule à la fois et devant l’affirmation et devant la négation de cette personnalité appliquée à Dieu. Et nous comprenons ce double refus, car affirmer la personnalité divine, c’est se condamner à parler de Dieu comme d’un être fini. La nier, c’est, du moins pour le plus grand nombre des esprits non exercés à ces questions, ôter à l’idée de Dieu toute réalité et toute autorité: il leur semble qu’il n’y a plus de Dieu, si Dieu n’est pas, au moins autant que nous, une personne libre, consciente, voulante, aimante. C’est pour résoudre cette difficulté que M. Jean Réville recourt à cette expression : « Dieu vivant. » Par où il donne satisfaction à tous. Pour ceux qui ont besoin de se représenter un Dieu qui soit une personne, le mot vivant voudra dire qu’il vit comme nous vivons, qu’il est, à une puissance infinie, ce que nous sommes en petit. Pour ceux, au contraire, à qui l’auteur pensait quand il écrivait la phrase soulignée plus haut, ceux qui, comprenant « l’insuffisance de toutes les expressions anthropomorphiques » ont besoin de se représenter Dieu « d’une façon plus abstraite » comme l’abbé Hébert, par exemple, le mot vivant est acceptable, parce qu’il signifie simplement que ce Dieu, « idéal du bien et du vrai », bien loin d’être une conception vaine et creuse de l’esprit humain, est la réalité suprême, la force et l’être par excellence. Y a-t-il rien de plus vivant que les lois de l’esprit qui sont l’âme même de notre âme, que ces lois de la nature qui sont ce qu’il y a d’éternel et d’éternellement agissant dans l’univers, infiniment plus réelles que la réalité sensible et infiniment plus existantes que nos chétives et éphémères existences?

Notez bien, mon cher directeur, qu’en signalant le vague du mot employé par notre ami, je n’entends pas en faire la critique. Je tiens seulement à constater que, même en face de la croyance fondamentale de toute religion, le protestantisme libéral sent la nécessité de renoncer au dogme, et de n’affirmer que sous une forme assez large, pour laisser chacun libre de choisir entre tous les systèmes, à moins qu’il ne préfère les écarter tous. Le credo du protestantisme libéral ne contient pas même la foi à un Dieu personnel.

Et sur la relation de l’homme à Dieu, qui est l’objet et le fond même de la religion, M. Réville dit expressément dans une note (p. 59): «la souveraineté absolue de Dieu et la dépendance absolue de l’homme à l’égard de Dieu est ce que la science moderne appelle la souveraineté de l’ordre universel. C’est le point où la foi et la science se rencontrent. » Elles se rencontrent, soit, mais sur une équivoque, diraient nos adversaires. Ils auraient tort, car il n’y a pas équivoque là où l’on prévient que l’on recherche non pas une formule mathématique, mais au contraire une image, une sorte d’expression approximative, admettant sur pied d’égalité deux ou plusieurs versions ou explications différentes du même fait. C’est précisément ce qui fait l’originalité du protestantisme libéral et ce qui rend impossible à des esprits comme M. Brunetière de lui rendre justice. Ceux pour qui la religion est, par définition, un ensemble de vérités absolues servant de base à un gouvernement non moins absolu, ne peuvent ni comprendre ni prendre au sérieux une association qui prétend être religieuse, justement en s’interdisant d’entraver la liberté intellectuelle d’un seul de ses membres, sur quelque point et sous quelque prétexte que ce soit.

Mais plus le protestantisme libéral s’éloigne du catholicisme, plus il se rapproche de la libre pensée. Nous avions vu déjà que l’instrument dont l’un et l’autre se servent est bien le même. Quelque différence d’usage qu’ils en aient pu faire, c’est la méthode critique, le libre examen avec toutes ses conséquences. Voici maintenant que, sur les doctrines elles-mêmes, le protestantisme libéral professe non pas l’indifférence, non pas l’hésitation, non pas l’équivoque, mais cette conviction que les problèmes métaphysiques ne comportent pas une solution scientifique, qu’ils contiennent une part d’inconnaissable, que toutes les expressions par lesquelles l’âme humaine cherche à s’expliquer l’énigme universelle, sont nécessairement incomplètes, inadéquates, enfantines, qu’elles répondent à des degrés successifs de notre développement intellectuel et moral; qu’il faut donc non seulement autoriser chacun, mais l’encourager à se faire sincèrement à lui-même son explication, celle qui momentanément au moins le satisfera. Et il se trouve qu’à nos yeux la grande supériorité des quelques paroles auxquelles se réduit l’enseignement authentique de Jésus, c’est d’être volontairement des images, des allégories, des paraboles, des métaphores familières qui parlent au cœur et à l’imagination, mais qui sont foncièrement réfractaires à une cristallisation dogmatique: « Dieu est un père », les hommes sont ses « enfants ». Essayez donc de faire une théologie rigoureuse avec ces mots père et enfant ! Essayez de leur donner un sens précis, une définition en règle! N’importe: ils sont clairs pour le sentiment, ils suffisent à créer un état d’âme nouveau, qui est très certainement supérieur, par exemple, à celui que traduisait l’idée antique du Destin, l’idée du Dieu malin, l’idée du Dieu nature, l’idée même du Jéhovah, terrible et jaloux, ou celle du Zeus olympien dans son égoïste et souveraine sérénité.

Qu’est-ce que cette manière de lire l’histoire de la religion et de l’apprécier? Est-ce du protestantisme? Est-ce de la libre pensée? N’y a-t-il pas là une vue qui nous met sans parti pris, ni de respect, ni de mépris, en face de cette réalité mouvante qu’est l’esprit humain? L’humanité marche, et avec elle marche sa religion, comme sa science, comme sa philosophie. La doctrine de l’évolution nous fait pénétrer dans le vif de la pensée religieuse comme dans toutes les autres pensées humaines; seule elle nous permet d’être juste envers tous les âges, envers toutes les erreurs qui ont été, chacune à sa minute, un commencement de vérité: l’hypothèse admirée hier fera sourire demain, mais elle aura eu son heure d’utilité relative. Avoir conscience de cette loi de notre nature et de notre histoire qui brise impitoyablement toute prétention à l’absolu, est-ce de l’irréligion, est-ce du scepticisme, est-ce du matérialisme? Ne serait-ce pas là, au contraire, l’acte par excellence de soumission à la nature, d’obéissance à la raison, de docilité aux forces suprêmes qui nous gouvernent et que nous ne gouvernons pas?

Pour que ce protestantisme évolutionniste vînt se heurter contre l’intransigeance d’une libre pensée qui le traiterait de haut, il faudrait que celle-ci eût elle-même la prétention d’avoir un dépôt de vérités garanties infaillibles, qu’elle fût inféodée à un dogme ne varietur. Et dans ce cas elle ne mériterait pas plus l’attention qu’une secte protestante, catholique ou musulmane. Ou elle est évolutionniste, ou elle n’est pas. Séailles lui a donné sa devise et sa pierre de touche en la faisant consister dans le droit pour un homme de pouvoir « être athée, sans être traité de scélérat, et croire en Dieu, sans être traité d’imbécile. »

Je conclus donc cette seconde lettre comme la première, mon cher Directeur, en constatant que, même pour les doctrines, aussi bien que pour la méthode, être protestant libéral, c’est une des manières d’être libre penseur.

Veuillez agréer, mon cher Directeur, etc.

F. BUISSON.

RÉPONSE II

Dans votre deuxième lettre, cher Monsieur, se trouve traitée la question des doctrines religieuses devant le Protestantisme et devant la libre pensée. Vous y formulez dès le début une objection qui pourrait vous être faite de notre part. « L’accord consiste seulement dans une communauté de tendances négatives, mais il cesse, aussitôt que l’on passe, de part et d’autre, aux affirmations positives. »

« En effet, dit-on, le protestantisme, même libéral, a le caractère ou quelques-uns des caractères d’une religion; la libre pensée, c’est l’irréligion. Ce qui distingue du rationaliste pur le protestant le plus émancipé, c’est qu’il conserve tout de même un certain fonds de doctrines, un minimum de croyances. »

Permettez-moi de demander, avec peut-être un degré de précision un peu indiscret, mais nécessaire : Quelles doctrines, quelles croyances ? En réponse à cette dernière question, vous dressez un bilan. Ce bilan est un bilan de faillite. Grosso modo, la plupart des croyances qui ont servi d’enveloppe à la foi et à Dieu, dans la suite des âges, y sont passées en revue. Devant chacun des articles, le libre penseur dit au protestant : « Moi je ne crois pas cela, et toi ? » Le protestant répond : « Moi non plus. » Finalement, ils résument la situation, en reconnaissant qu’ils ne croient plus à rien, ni l’un ni l’autre. Ils sont donc frères en incrédulité. Conclusion : qu’ils se tendent la main ! C’est la fraternité dans le néant.

Mais ce n’est là que la première partie de la lettre. Il y en a une deuxième, et celle-là est tout autre. Il est même très difficile de trouver dans une même lettre deux parties qui se contredisent plus carrément. Dans cette deuxième partie donc, après faillite déclarée, on se découvre un trésor et l’on refait fortune.

Tout est bien qui finit bien.

En attendant, nous avons de très sérieuses objections à faire sur le bilan. L’idée déjà de ce bilan est une inconséquence. Oui, cher Monsieur, c’est une inconséquence de l’avoir dressé, quand vous venez d’écrire : « N’oublions pas que le protestantisme libéral, le seul dont nous nous occupions dans cette étude, a précisément pour caractéristique d’avoir répudié, non à demi, mais totalement, la notion catholique d’église et de religion. Pour le catholicisme, une religion suppose un ensemble de points, de doctrines ou, comme dit Descartes de « vérités révélées » qu’il faut croire et qu’il faut faire profession de croire. » Dès lors, pourquoi nous demander de nous présenter munis d’un corps de doctrines ? Cette question est tout à fait dans l’esprit de la religion autoritaire. Les catholiques ou ceux mêmes qui ont cessé de l’être, mais que la méthode catholique a façonnés, posent les questions ainsi. Et bon nombre de nos coreligionnaires orthodoxes l’entendent de même. Quelles sont les doctrines du protestantisme libéral ? C’est une question ordinaire, une manière malicieuse de nous mettre sur la sellette. La question se comprend à la rigueur de la part de ceux-ci ou de ceux-là : mais que vous nous la posiez, cela manque de logique. Vous savez, en effet trop bien, que c’est comme si l’on demandait insidieusement ses papiers et un extrait du casier judiciaire à un très brave homme qui certainement en est totalement dépourvu. Mais tirera-t-on de là la conséquence que cet homme n’a ni état civil ni conduite ? Traiterons-nous de vagabond quiconque ne l’étant pas, n’a pas pensé par conséquent à se mettre en règle avec la police ? Quelles sont les doctrines du protestantisme libéral ? C’est une question qui ne doit point se poser.

Est-ce à dire que nous n’ayons pas de doctrine, que nous ne soyons pas tous prêts à exposer nos convictions ? Nullement 13. Chacun de nous y est sans cesse appliqué. Mais nous ne serions plus nous-mêmes, le jour où nous aurions un corps de doctrines officiel. Nous cesserions tout aussi bien d’être libéraux, le jour où, comme un seul homme, nous aurions adopté l’ensemble des négations que vous nous attribuez. Nous serions alors un groupe fermé de négateurs, non un groupe ouvert de croyants libres.

Quoi, des centaines, des milliers de penseurs religieux, d’hommes de piété et de réflexion arriveraient, en additionnant leurs expériences, à conclure au même zéro ! Le même naufrage des croyances positives se ferait en eux ! Mais dans ce cas, leur pensée ne serait plus libre, puisqu’elle conduirait comme une ornière fatale à la même fondrière. Si la doctrine religieuse s’évanouit inévitablement devant la pensée, que ce soit celle d’un libre penseur ou celle d’un protestant, j’en conclurai que ce n’est plus là de la pensée, mais de la mécanique, et que nous sommes une collection d’automates.

Et voilà le moment de déclarer que ce bilan, dont l’idée déjà est une erreur, pèche gravement par l’exactitude. Ce protestantisme libéral, tiré au cordeau comme un jardin Lenôtre, avec partout la même attitude négative, est une pure fiction. Les faits réels les voici : Le protestantisme libéral est une tendance qui non seulement applique à la religion la méthode de libre et personnelle recherche, mais qui demande à ses adeptes de se conquérir, par la réflexion et l’étude, des convictions individuelles, de soumettre leurs croyances à l’épreuve perpétuelle de leur conscience et de leurs lumières nouvelles. Le protestantisme libéral, en outre, se déclare prêt à supporter les conséquences de sa méthode, c’est-à-dire une grande variété de vue parmi ses adeptes. Notre liberté ne serait qu’une servitude et un trompe-l’œil, si nous avions tous les mêmes opinions. La preuve que chez nous la liberté est positive, c’est notre extraordinaire variété. Vinet l’a parfaitement dit, et vous le citez fort à propos : « Le protestantisme n’est pour moi qu’un point de départ; ma religion est au delà : je pourrais, comme protestant, avoir des opinions catholiques et qui sait si je n’en ai pas ? Ce que je repousse, c’est l’autorité. » Nous repoussons l’autorité, l’autorité, extérieure s’entend, celle qui impose la croyance comme on donne un ordre. Voilà comment nous répudions la notion catholique d’Eglise et de religion qui exige la symétrie, l’unité de forme, l’alignement strict des formules par tous répétées. Mais nous ne répudions aucune doctrine en elle-même, car une doctrine est, avant tout, une façon de penser. De l’extrême droite à l’extrême gauche, à travers toutes les nuances de ce qu’on peut appeler la flore théologique, nous n’excluons aucune pensée religieuse, nous reconnaissons à toute conviction sincère le même droit, et nous considérons la diversité, non comme un mal nécessaire et inévitable, à supporter en patience, mais comme un grand bien. Nous sommes persuadés que les diverses catégories d’esprits, et leurs tendances, sont indispensables pour la recherche de la vérité et l’équilibre moral et religieux de l’humanité. Nous permettons à chacun de nous, de prendre son bien où il le trouve et de s’enrichir de ce qui lui semble le plus favorable. Nous disons à nos frères : tout est à vous, et vous à Dieu.

La seule chose que nous n’admettions pas est le gouvernement des esprits, car il est impossible sans de constantes usurpations. Il arrive donc que les uns, chez nous, sont presque orthodoxes, alors que les autres sont d’une hétérodoxie étonnante. Mais comme personne n’est autoritaire, ils s’entendent, tout en discutant ensemble, et ils se complètent.

Dans votre tableau entrent surtout nos éléments avancés, notre travail de démolition et de déblaiement. Mais les sapeurs ne sont pas toute l’armée. Vous raisonnez cependant selon cette donnée. Si quelques protestants libéraux sont allés très loin en rationalisme et surtout en négations, il semble d’après vous que ceux-là soient du parti plus spécialement. Les plus libéraux sont ceux qui n’ont gardé « qu’un fonds de doctrines, un minimum de croyances ». Et si nous le comprenons bien, ce fonds même est considéré un peu comme le parfum que gardent certains vases dont le contenu s’est échappé. Ils s’en débarrassent malaisément. Un esprit qui a eu des croyances religieuses, se purifie difficilement du dernier petit arrière-goût religieux. Mais au fond, c’est là un pur accident et par-dessus le marché, une faiblesse. Une logique entière, une application radicale à la croyance religieuse de la méthode rationnelle devrait nettoyer l’esprit, même de ce dernier fonds.

Nous ne saurions admettre qu’on parle ainsi de notre patrimoine intérieur. Et puisque me voici occupé à vous faire une opposition vive, je ne laisserai pas passer ce terme de minimum par lequel vous désignez le bagage de doctrines du protestantisme libéral.

Je parle ici pour ceux d’entre nous qui ont apporté le plus de changements à leur avoir religieux et dont les convictions diffèrent le plus ostensiblement avec les formes de la croyance traditionnelle. Volontiers on les représente comme ayant perdu pièce à pièce les éléments de leur foi. On les montre en exemple à la jeunesse en disant : « Regardez-les, ce sont des témoins de ce qui arrive lorsque l’homme quitte le terrain solide des vérités révélées que l’Eglise garantit de sa vieille autorité. Ils ont commencé par un détail, puis continué. Ce ne fut d’abord qu’une fissure à la nacelle de leur foi, ils ne l’ont pas surveillée. La fissure est devenue une voie d’eau, le naufrage a eu lieu, et les voilà en pleins flots, avec un fragment de planche pour les soutenir ». Cette triste épave rappelle tout à fait votre terme de minimum.

Certes on peut perdre ses croyances et perdre même la foi. Nous ne discuterons pas cette trop évidente catastrophe, car elle se produit tous les jours. Mais on peut aussi garder les croyances sans garder la foi, et inversement, on peut changer de croyances sans perdre la foi, bien au contraire, en lui trouvant une expression plus conforme et une base plus solide. Et dans ce sens, ce n’est pas un simple résidu qui nous reste, mais l’essentiel. Je n’admettrai jamais qu’on nous considère comme des espèces de ramasseurs de miettes, vivant sur quelques maigres reliefs des festins d’antan. La vraie méthode libre, et religieuse en même temps, ne peut conduire qu’à plus de profondeur et à plus de richesse. Saint Paul nous parle de l’armure du chrétien. Tout y est : casque, cuirasse, bouclier, glaive. Celui qui perd la foi nous apparaît comme un combattant ayant jeté le glaive, perdu le casque, égaré le bouclier. Et c’est dans cet état lamentable d’un fuyard vaincu que les autoritaires intéressés se plaisent à présenter les champions de la foi libre. Mais ne peut-on changer d’armure pour mieux combattre ? Ne peut-on, avec bien plus de vérité, comparer le croyant libre, qui s’est affranchi de certaines vieilles armures devenues des entraves, à David, rejetant la cuirasse pesante et le lourd vêtement de Saül pour aller vers Goliath avec cet engin à la fois sans apparence et formidable qu’on appelle la fronde ?

Si nous y regardons de près, qu’a fait le Protestantisme indépendant ? Qu’a fait la théologie nouvelle, en appliquant à notre héritage traditionnel la méthode scrupuleuse de la recherche historique et de l’observation psychologique ? Elle a renouvelé nos vues sur le passé, agrandi notre horizon, rapproché les Prophètes et le Christ, vivifié les formes archaïques, interprété les symboles, effacé les poussières que le temps avait amassées sur de grandes figures. Vous nous décrivez une chute, une ruine, une mort des doctrines. Nos maîtres, et parmi eux, Sabatier, votre ami et le nôtre, que vous nommez plus loin, avec tant d’honneur et de sympathie, nous ont appris la vie des dogmes, le langage des symboles, la renaissance des croyances d’autrefois sous des formes différentes. Nous avons vu que les quelques idées essentielles dont la foi humaine et l’espérance s’habillent et qui se retrouvent sous tant de doctrines, de rites vieillis que leurs gardiens eux-mêmes ne comprennent plus parfois, nous avons vu que ces quelques idées, essentielles se créaient d’âge en âge un vêtement nouveau et conforme à chaque nouvelle étape de l’esprit.

En lisant votre bilan de faillite, on voit, peu à peu tomber les uns après les autres : la Bible, les miracles, la divinité du Christ. Tout cela nous n’y croyons plus ! Un orthodoxe ne parlerait pas autrement pour justifier à notre égard le long et injuste anathème de son parti. Quel jugement bref ! bref surtout de considérants. Nous n’y croyons plus : un point et c’est tout. Mais pardon, cher Monsieur, nous y croyons plus que jamais. Nous revenons aux vieilles vérités par des chemins nouveaux.

Et tenez, prenez tout de suite la portion la plus controversée, le miracle. Le vieux rationalisme l’effaçait d’un trait de plume : Ignorance ou imposture il ne savait y trouver que cela. Sans doute, il y a eu de faux miracles, mais pour la même raison qu’il y a de faux diamants ! c’est parce qu’il y en a d’authentiques. Et qu’est-ce, dans l’esprit de l’antiquité qui nous les transmet, qu’un miracle authentique ? Est-ce un fait contraire aux lois de la nature ? Une telle question est un anachronisme; elle trahit une mentalité moderne. Les anciens ignoraient les lois de la nature et n’y pensaient donc en aucune façon. Un miracle était pour eux une divine leçon de choses, et en même temps une brèche au mur noir de la Fatalité. La Fatalité nous écrase, Dieu nous sauve. C’est le sens contenu dans tous les récits miraculeux, quels qu’ils soient. Aussi, je m’estime heureux de saisir cette occasion pour le dire : Le miracle ! mais, pour paradoxale que puisse paraître une telle assertion : il n’y a encore que cela de vrai. Le miracle, c’est la sublime folie opposée à la raison banale. C’est un défi jeté à la brutalité du fait accompli, installé dans son impudence avec la satisfaction des beati possidentes. Ne serait-il que le rêve des cœurs généreux, fervents et croyants opposés à l’horrible, à la hideuse réalité ; ne serait-il que le pâle pressentiment de ce qui doit être, en face de ce qui est, il faudrait l’aimer pour ce qu’il a d’élan, de courage, d’indomptable énergie. Le miracle perce le niveau des faits arrivés et bourgeois, comme la flèche de la cathédrale perce le niveau des demeures journalières. Il affirme l’impossible, il escalade le ciel : Mais, lui demander s’il est arrivé, c’est la question la plus saugrenue qui se puisse imaginer, quoique tout le monde, pour ainsi dire, la pose. Ne sentez-vous pas que de lui demander cela, c’est demander à l’esprit son poids, au génie son diplôme ! En vérité le miracle n’a jamais été compris dans son secret intérieur que par les âmes qui l’ont enfanté, par les simples de tous les temps et par quelques-uns d’entre nous que la libre pensée sceptique et l’orthodoxie massive ont également tort d’appeler des incrédules.

Nous ne parlons plus cette langue dont les miracles étaient les signes. Mais il ne faut pas que la clef s’en perde. Car avec elle se perdrait pour nous une grande partie de l’antiquité religieuse et de ses conquêtes conservées en ces signes-là. Et pour moi j’aime les miracles en leur foi naïve ; je les aime dans leur humanité. Ce sont des faits d’âme. — Sont-ils arrivés ? — Je répète que celui qui pose cette question ne comprend rien au sujet. Et si vous me dites pour ce motif que je ne crois pas au miracle, votre jugement désigne fort mal mon état d’esprit. Car si je n’y croyais pas, ils ne seraient rien pour moi ; or, ils sont quelque chose de merveilleux et de puissant, quelque chose d’essentiel, que je conserve et vénère. Ils sont un monument de la foi, de cette foi que je cherche à garder et à augmenter en moi. Et si nous avions le malheur de les jeter au rebut, pour cause d’histoire naturelle qui n’a que faire ici, nous ferions une perte irréparable. Je me dis même quelquefois que les conservateurs religieux, ces frères d’un autre âge, qui promènent leurs archaïsmes au soleil des temps nouveaux, sont là tout exprès pour nous empêcher, nous autres pionniers de l’avenir, de jeter trop précipitamment des trésors au panier.

Voici maintenant la divinité du Christ : Qu’un homme soit Dieu et que ce Dieu meure, quel contresens ! Et que de fois les gens raisonnables ne se sont-ils pas félicités de ne pas croire à ces vieilles superstitions.

En somme, l’orthodoxie a isolé la lettre et l’esprit de l’Evangile, le jour où elle a proclamé Jésus un Dieu. Mais cela nous empêchera-t-il de penser ce que Jésus pensait lui-même ? Et ne pensait-il pas que le Père vivait et parlait en lui ? Dieu dans l’homme ! Quoi, ce serait une idée arriérée ? Mais où donc est Dieu, si ce n’est dans l’homme ? Quelle portion de l’univers contient pour nous plus de traces de l’Etre éternel, que l’esprit et la conscience de l’homme ? Et en quel homme est-il apparu plus de divine lumière qu’en Jésus ? Quel Dieu olympien, lointain, métaphysique, peut tenir la balance au Dieu souffrant que nous entrevoyons à travers les affres du calvaire ? Mais si Dieu n’était pas dans l’homme, l’humanité souffrante, l’humanité, qui meurt, qui garde la foi et maintient l’espérance jusque dans l’écrasement, serait plus grande que Dieu.

Depuis que l’idée du Dieu souffrant est entrée dans l’humanité, la souffrance, jadis maudite, est montée sur le trône éternel. Les dieux radieux que nous logions dans la lumière sans fin et le plaisir immortel, ont pâli devant la beauté du crucifié. Leurs astres ont baissé à l’horizon, tandis que l’étoile du Christ montait. Je ne sais donc rien de plus divin que le Christ et son esprit. Ma foi en lui n’est pas orthodoxe, je le sais. Mais à quelle distance tirez-vous du but quand vous la jugez simplement ainsi : Vous ne croyez plus à la divinité du Christ. Transformer une doctrine particulariste et y reconnaître l’expression d’une vérité universelle, est-ce rejeter cette doctrine, est-ce la diminuer, ou bien est-ce faire la sienne vraiment et lui assurer une base large et inébranlable ?

Vous citez aussi la doctrine de l’expiation. Là encore je ne suis pas orthodoxe. En sera-t-on quitte avec mon cas, en ayant déclaré que je n’y crois plus ? Ecoutez-moi, cher Monsieur. Qui donc souffre le plus dans ce monde ? N’est-ce pas que ce sont les meilleurs ? Et pourquoi ? Parce qu’ils sont justes, et parce que les méchants sont injustes. C’est l’éternelle histoire du monde. Les justes souffrent par les injustes et pour les injustes. Car les fautes des coupables, par une loi que nous subissons tous les jours, retombent sur les innocents, et les innocents, et les justes réparent et rachètent le mal fait par les autres. Doctrine profonde, immense et douloureuse, écrite avec du sang sur le cœur des hommes et sur le livre de l’humanité. Je la trouve douloureuse, choquante, effrayante parfois. Elle me paraît noire comme la nuit, comme une nuit d’où monteraient des cris de détresse et d’angoisse. Mais qui niera cette doctrine ? Pour moi, elle m’a vaincu depuis longtemps. Je crois donc que le Juste souffre pour les coupables, et que l’agneau de Dieu porte les péchés du monde. Et la croix me symbolise cette vérité terrible. La terre entière m’est un Golgotha où je tombe à genoux, devant la douleur libératrice.

Pour la plupart des doctrines, je suis dans le même cas. J’ai rompu avec leur forme officielle. Je me suis rapproché de leur source et de leurs intentions. Cela veut-il dire qu’on n’y croit plus ? Mille fois non !

Nous ne sommes pas des incrédules, nous autres protestants libéraux, même libéraux d’avant-garde. Nous ne sommes pas les précurseurs du néant. Nous cherchons la réalité, la vérité humaine, la clarté sainte, au delà de toutes les doctrines. Et tout ce que nous avons brisé, c’est pour l’élargir. Est-ce le cas de parler de minimum ? Je ne pense pas. Croire au delà de la lettre, la déborder, la dépasser, cela doit se chiffrer par un gain et non par un déficit.

Vous voyez donc que si jamais nous nous rapprochons de la Libre Pensée, ce ne sera pas pour cause d’incrédulité pareille. Nous avons mieux que cela à apporter au fonds commun.

Vous le savez parfaitement, cher Monsieur, mais par moments vous l’oubliez. Vous suivez alternativement deux ordres d’idées. Il s’agit de nous prouver que nous avons fait de mauvaises affaires en doctrines, qu’il serait inutile, dangereux de nous obstiner dans cette voie. On nous fait des additions désastreuses : le passif monte, monte ! Et tout cela pour arriver à nous dire : « Vous voyez bien, il n’y a plus rien de ce côté-là, décidez-vous à partir, quittez ce vieil édifice ecclésiastique et cette vieille tradition, et concluez alliance avec la Libre Pensée ». Mais aussitôt la perspective de cette alliance ouverte, toutes nos défaites sont des victoires, nos pauvretés des richesses, et nos zéros ne servent plus qu’à marquer les milliards de nos capitaux.

En attendant, il nous faut encore passer quelque temps autour des ruines dont vous nous faites la pittoresque description. Impossible de faire le tour de chacune ; mais, si nous en passons, soyez bien certain que ce n’est pas pour nous éviter d’humiliants aveux. Pourtant il en est où nous devons nous arrêter. Voici pour la Bible. Je vous cite : « Direz-vous que le protestant libéral croit davantage à la doctrine générale qui se dégage des livres saints, à cette histoire du monde et de l’humanité qui se résume dans ces quelques grandes idées : un Dieu créateur faisant l’homme à son image, le soumettant à une épreuve où il succombe, le condamnant, lui et sa postérité, non seulement à la mort, mais à des peines éternelles, puis, au bout d’un certain nombre de siècles, envoyant son fils mourir sur une croix pour sauver le petit nombre de ceux qui croiront en lui, et promettant à ceux-là seulement la félicité éternelle au delà de la tombe ? Où est-il, le protestant libéral, je dirai même le protestant qui, rentrant en lui-même, analysant sa pensée, puisse dire sincèrement qu’il croit que cela est arrivé ? Ce n’est pas seulement la naïveté de cette trop simple philosophie de l’histoire universelle qui rend difficile à un homme de nos jours de la faire sienne, c’est surtout une impossibilité morale qui l’empêche d’y acquiescer. »

Tout cela est fort bien exprimé ; mais la conclusion erronée que vous en tirez, vient de votre faux point de départ. Ce point de départ est le vieux dogme orthodoxe d’après lequel la Bible est l’exposition d’un système doctrinal. Il s’en dégage donc, comme vous dites, une doctrine générale. C’est précisément ce que nous contestons, appuyés sur les faits. De la Bible ne se dégage aucun système, mais une suite d’étapes de doctrines, et, par conséquent, aussi de conceptions de l’univers, de l’homme et de Dieu. Toute la gamme des idées morales et religieuses, depuis les plus rudimentaires jusqu’aux plus hautes, s’y trouve représentée.

Si donc nous avons laissé là, comme inférieures, certaines doctrines que nos divers prédécesseurs avaient tirées de la Bible, pour nous attacher à d’autres supérieures, est-ce quitter le terrain des croyances bibliques ? Est-ce déclarer que le temps est venu de fermer ce vieux livre décidément dépassé ? Nullement. Si nous avons pu nous libérer de certaines conceptions sombres, immorales, désespérantes, à qui le devons-nous ? Aux philosophes, aux savants ? Les savants nous ont appris surtout à concevoir autrement l’univers mécanique. Sur le reste, la science demeure bien courte. Et ce que nos maîtres de la philosophie moderne nous ont enseigné de meilleur, qu’ils se nomment Spinoza ou qu’ils se nomment Kant, c’est à la Bible qu’ils le doivent. Et tous leurs successeurs les mieux qualifiés sont de ce livre les inconscients tributaires.

La clarté libératrice, dans le domaine de la pensée morale et religieuse, nous est toujours venue de là. Les vérités humaines y sont accumulées comme le soleil des âges disparus est accumulé dans les gisements de houille. Nous serions bien fous de quitter ces richesses, sous prétexte qu’elles sont vieilles. En réalité, l’étude nouvelle de la Bible et l’œuvre de la critique aboutissent à toute autre chose qu’une manifestation d’incrédulité.

Le livre a grandi à nos yeux. Qu’on l’appelle maintenant une bibliothèque, une littérature, une collection documentaire, au lieu de dire que Dieu l’a dicté, ce sont des opinions sur le livre. Ainsi les divers cicérones expriment divers sentiments sur les tableaux et les monuments qu’ils nous montrent. Quant à moi, je préfère laisser là le cicérone et rester seul à seul avec l’œuvre, afin qu’elle me parle. Ainsi, nous avons cessé d’écouter les divers introducteurs qui nous présentaient la Bible, chacun à sa façon. Il y en a beaucoup dont les idées nous semblent maintenant baroques. Mais le livre a encore bien des choses à nous dire. Tout un avenir dort dans ses flancs, si tout un passé s’y trouve enseveli. Et si le protestantisme libéral a franchi définitivement bien des étapes de la croyance qui sont marquées dans ce livre, il y en a d’autres qui s’y trouvent également et que nous sommes très loin d’avoir atteintes. Plus le protestantisme libéral sera biblique, et plus aussi grandiront ses forces vives, l’étendue de son action et les proportions de ses destinées. Car nulle part, dans aucun livre humain, tant de trésors d’âme ne sont amassés.

Ce que les autres livres, de contenu religieux, moral ou social, ce que les autres Bibles ont de plus magnifique et de plus sûr, est aussi ce qui ressemble le plus aux produits bibliques. Ne me dites pas que je ne crois plus à la Bible, cher Monsieur Buisson ; ne nous le dites pas à nous en général, protestants libéraux, à qui leurs antagonistes conservateurs ont coutume de lancer des passages de ce livre comme on lancerait des flèches à l’ennemi. Nous ne le tenons plus pour révélé, dans le sens orthodoxe de ce mot. Nous considérons l’histoire de la création comme un essai de procès-verbal, sur des faits, dont procès-verbal authentique a été dressé, par le créateur lui-même, et consigné dans les entrailles de la terre et au front des étoiles. Le procès-verbal de la Genèse doit donc être contrôlé sur l’original. Et en toutes choses, nous trouvons que le Livre saint a besoin d’être contrôlé, selon cet autre livre écrit par l’Esprit éternel lui-même, et qui se nomme le Monde, plus profond encore et plus incommensurable en sa partie invisible, sur laquelle prend jour notre âme, qu’en sa partie visible, sur laquelle s’ouvrent nos yeux. Mais tel qu’il est, et sans que nous ayons besoin qu’il soit recommandé à notre respect par des gardiens spéciaux, des scribes et des mandarins, le livre saint nous apparaît avec des dimensions plus vastes que jamais. Il n’a pas diminué en autorité depuis qu’il n’a plus à nos yeux de patrons attitrés. Ces patrons lui faisaient tort. Débarrassé du nimbe factice dont ils le couvraient pour le glorifier, il se montre en sa magnificence semblable aux glaciers quand le nimbe des brumes se déchire.

La Bible est plus grande depuis qu’elle n’est plus ni un livre juif, ni un code, ni un pensum divin rédigé sous dictée, mais un immense patrimoine spirituel auquel toutes les civilisations de l’antiquité, directement ou indirectement, ont apporté leur contribution. Et, pour nous sauver des traditions mortes et oppressives, nous maintenir en contact avec les traditions vivantes et libératrices ; pour nous donner du lest et de l’élan, du ressort et de la sagesse, il n’y a rien de tel. Regardez les nations qui ont gardé contact avec cette source, ce sont les plus jeunes, les plus vivaces, les plus avancées sur tous les sentiers de l’avenir. Elles ont, dans leur sang rajeuni, l’immortelle sève biblique. Pour être de vrais jeunes, avec des promesses de faire souche dans l’avenir, la première condition est d’avoir de vigoureux aïeux. Ne dites donc plus que les Protestants libéraux ont quitté les carrières de Paros, parce qu’ils ont créé des procédés nouveaux pour en tirer le vieux marbre.


Pourtant, je vous fais répéter votre déclaration avec une force nouvelle ; car si vous affirmez plusieurs fois la même chose, c’est chaque fois avec des formes aggravantes. Sur la sellette où nous sommes assis, nous vous entendons dire cette fois :

« C’est donc en totalité la dogmatique chrétienne ; non plus celle de telle ou telle église, mais de toutes les églises et de tout le christianisme qui vous est devenue si étrangère que ceux mêmes qui s’efforcent d’y rester fidèles ne peuvent s’imaginer qu’ils y croient toujours, qu’à la condition de n’y penser jamais. »

« Que reste-t-il donc ? Il reste, pour différencier le protestant libéral du libre penseur, la foi en Dieu. »

Ce serait plutôt un beau reste. Mais, ce qui me dérange précisément ici, c’est ce terme même de reste.

Il fait supposer que nous avons fait table rase de tout, vidé de son contenu la maison où demeurait l’antique foi des Pères, luxueusement et abondamment meublée. Le déménagement est complet. Vous parcourez les vastes locaux vides pour voir s’il ne reste plus rien. Et voici, vous découvrez pendu au mur le portrait d’un ancêtre oublié. Ce portrait effacé, au cadre dédoré, dont le titulaire incertain nous est à peine connu de nom et dont nous ignorons les faits et gestes, est le symbole frappant de l’idée de Dieu suspendue dans le Temple vide, où s’attarde le protestant libéral.

Au sujet de cette idée-relique, vous consultez d’abord l’abbé Marcel Hébert. Je le connais ; j’ai pour lui une grande estime. Mais ce n’est pas un protestant libéral. Entre lui et nous il y a une différence. Nous avons, dans leur suite normale, vécu les étapes de la Réforme : lui, il a franchi la distance d’un bond. Les gens qui sautent par la fenêtre, n’arrivent en général pas sur le sol, dans le même état que ceux qui sont descendus par l’escalier.

Mais voici notre ami Jean Réville, à son tour consulté sur ce Dieu qui nous reste. Il estime que certains adjectifs ne lui conviennent pas, et en présente un autre. Il préfère parler du Dieu vivant que du Dieu personnel. A-t-il tort, a-t-il raison ? Quand on parle d’un semblable sujet, on peut bien avoir tort et raison tout à la fois. Mais en tout cas, l’expression « Dieu vivant » est plus biblique que l’expression : Dieu personnel. Cette formule, si courante dans le vieux langage théologique, est totalement inconnue à la Bible. L’idée de dire de Dieu, qu’il est une personne, n’est jamais venue à aucun des auteurs connus ou inconnus, qui ont écrit la Bible. C’est comme si nous disions aujourd’hui que Dieu est un particulier. Quoi de plus choquant ?

Nous autres, protestants libéraux, aimons beaucoup penser et dire que Dieu est esprit et qu’il est amour. Le plus souvent, nous nous contentons de l’appeler Père. C’est le nom le moins prétentieux, le plus humain, le plus humble et le plus doux. Une autre qualité le recommande : le Christ, dont l’âme entière était pleine et vibrante de Celui qu’aucun nom ne mesure ni n’exprime, lui a donné celui-là.

Mais je vous suis pas à pas dans votre interrogatoire. Vos questions, vos remarques en cette partie de votre travail sont particulièrement étonnantes. Il vous semble que le vocabulaire humain pour nommer Dieu soit, sur toute la ligne, entaché d’insuffisance, qu’il suinte le fétichisme, la scolastique, l’hypocrisie. Vous montrez les efforts des bons esprits pour y voir clair dans leur propre conscience et ne pas se payer de mots. Vous faites un parallèle entre la manière de l’abbé Hébert et celle de M. Jean Réville. L’abbé, qui est plutôt un philosophe, garde au fond du creuset où il analyse les formes de l’idée et du langage, un résidu moindre que le pasteur, en qui domine le théologien. Mais nous semblons bien assister des deux parts à un effort aussi honorable qu’infructueux. Il est cependant visible que l’abbé Hébert l’emporte, à vos yeux, pour la logique : « Tandis qu’il conclut, lui, à rejeter la personnalité, cet autre nom de l’anthropomorphisme, le pasteur protestant libéral recule à la fois devant l’affirmation et devant la négation de cette personnalité, appliquée à Dieu. » Vous ne le blâmez pas de rester devant cette difficulté sans la résoudre. Vous appréciez les motifs d’honnêteté intellectuelle et de piété pratique qui peuvent faire hésiter un libre croyant à offrir à Dieu une formule pour l’y incruster. Sans appuyer sur le vague du terme de « Dieu vivant », que vous signalez sans le critiquer, vous amenez de nouveau votre « ceterum censeo » :

« Je tiens seulement à constater que même en face de la croyance fondamentale de toute religion, le protestantisme libéral sent la nécessité de renoncer au dogme et de n’affirmer que sous une forme assez large, pour laisser chacun libre de choisir entre tous les systèmes, à moins qu’il ne préfère les écarter tous. Le credo du protestantisme libéral ne conçoit pas même la foi au Dieu personnel ! »

Ayant ainsi montré le résidu de plus en plus misérable, vous préparez votre conclusion. Vous pensez avoir simplement démontré que le protestantisme libéral et la libre pensée arrivent au même résultat négatif. L’expression de, pas même, indique que la foi au Dieu personnel était déjà considérée comme un bien mince reliquat. Mais, nous ne gardons pas même ce reliquat ! Notre avoir se réduit donc à rien. Dans ces conditions, nous serions vraiment mal inspirés en nous montrant difficiles, lorsqu’on nous compare aux libres penseurs ou nous propose une alliance avec eux.

Je sais bien que nous sommes là dans la première série de vos raisonnements, ceux qui nous représentent comme ayant fait faillite dans le domaine des doctrines. Par bien des remarques incidentes vous nous témoignez une vive sympathie au sein de ce dénuement. Vous nous engagez seulement à bien le reconnaître. Et, de cela, nous vous sommes infiniment reconnaissants. Personne ne saurait faire un assez scrupuleux inventaire de son avoir d’âme. Celui-là est un ami qui nous aide à dresser des comptes vrais. Les situations nettes sont toujours les meilleures. Nous apprécions la droite franchise de vos déclarations et de vos observations. Il se peut que certains aient ainsi successivement rompu avec tout le passé religieux, perdu contact avec la doctrine, et même le vocabulaire du christianisme. La vie contemporaine nous montre trop de preuves de cet état d’esprit pour que nous cherchions à en nier l’existence. Cet état d’esprit, que vous décrivez, doit même être celui de la grande majorité des hommes d’aujourd’hui restés chrétiens de nom. Ce sont des faillis qui ont seulement négligé de faire leurs comptes et de déposer leur bilan. Toutes ces déductions, ces descriptions de ruines, de naufrages, de désarroi spirituel, se rapportent donc bien à des faits réels. Ce que nous ne pouvons admettre c’est qu’en tout cela vous présentiez le tableau du protestantisme libéral. Il ne se reconnaît pas dans la figure par vous esquissée. En ce qui concerne la foi en Dieu, nous ne lui donnons pas tous la même forme, premier motif de n’en pas pouvoir exhiber de définition reçue et officielle. Il n’y a pas d’orthodoxie libérale, répétons-le. Dans leur façon de penser à Dieu ou d’en parler, nos amis sont donc les uns plus traditionnels, les autres moins. Mais en ce point, où les expressions humaines ne peuvent que rivaliser de modestie, en raison de leur faiblesse, nous tenons à l’efficacité pratique, plutôt qu’à la tournure philosophique ou métaphysique. L’intérêt ici n’est pas dans le vocabulaire, ni même dans les clichés intellectuels, mais dans leur contenu. Tout dépend de ce qu’on y loge. Cette idolâtrie, que vous flétrissez, n’est pas seulement à redouter dans l’imagerie sacrée et le dogme, mais dans toute forme de langage, dans tout signe employé. Dès qu’un mot, vidé de son sens, continue à être répété, il devient une idole. Je n’excepte pas même de cette règle, des paroles comme celles-ci : Dieu est esprit. Il suffit, pour faire choir cette parole de lumière dans les ténèbres de l’idolâtrie, de la transformer en formule qu’on répète et qu’on impose. Quand vous parlez de Dieu ou écrivez sur lui, toutes vos idées, même les plus hautes et les plus dégagées de superstition ou de matérialisme, deviennent des idoles, si votre cœur n’est pas rempli d’adoration et d’amour devant l’ineffable. L’avoir dans son cœur, et en parler comme on peut, c’est, je crois, la meilleure règle, si nous y ajoutons les précautions et le souci de nous faire bien comprendre. Il suffira ensuite de se rappeler la vieille parole du Prophète : « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant ses pensées sont au-dessus de nos pensées », pour éviter de transformer ce que nous disons de Dieu, en une doctrine définitive, ayant la prétention de l’exprimer et de le traduire, et qui puisse devenir obligatoire pour nos semblables.

Le protestantisme libéral croit donc en Dieu sous toutes les formes et à travers tous les vocabulaires où se fait jour une vie réelle d’intense et sincère piété. Les libres croyants s’apprécient et s’acceptent mutuellement dans la diversité des manifestations que se donne leur foi ; et leur mutuelle sympathie leur enseigne l’art de transposer le langage de leurs frères, afin de le comprendre et de se l’assimiler. Est-ce à dire que nous ne sentions pas la nécessité de revoir et de purifier sans cesse nos paroles et nos pensées concernant Dieu ? Pas le moins du monde. Jamais l’homme ne mettra assez de soin à ce travail de perpétuelle adaptation et de régénération perpétuelle. Il y a tant de conceptions fatales et funestes, homicides et immorales de la divinité. Il traîne, dans le vieux bagage des croyances, tant de réminiscences maudites, capables de faire de Dieu un être malfaisant ! Nous avons à rechercher le secours de toutes les traces de la divinité secourable et vivifiante, pour lutter contre la divinité qui écrase et tue. Et plutôt que de croire encore à la divinité arbitraire, cruelle, haineuse, qui n’est que l’agrandissement dans l’infini, de la figure du despote oriental, je voudrais adorer le vieux factum ou les pierres sans entrailles. Le protestantisme libéral a donc, sur ce point si important, deux principes : largeur et sincérité, d’une part ; et de l’autre, effort sans relâche vers des doctrines plus dignes de Dieu.

Nous avons le sentiment bien net que, dans leurs plus hautes aspirations, les Prophètes de l’ancien Testament ont entrevu une divinité nouvelle et que cette divinité a brillé comme un jour éclatant dans la personne, la vie, l’esprit du Christ. Jésus a changé Dieu.

Ce que ses disciples adorent, et les protestants libéraux ne veulent être que des disciples de Jésus, ce que ses disciples adorent est autre chose que ce qu’adorait sous ce nom, l’humanité ancienne. Sur ses plus hauts sommets, elle s’en est rapprochée, et je le répète, les prophètes ont ouvert la voie. Mais, au fond, l’Evangile a fait cette transformation prodigieuse, il a humanisé Dieu. Et c’est ici le lieu de nous expliquer sur les doctrines dont vous proclamez la chute et sur l’anthropomorphisme, que vous réprouvez avec tant de force.

Premier point. — Il n’y aura jamais de croyance religieuse sans doctrine. La foi enfante les diverses formes de la croyance, et la croyance n’est visible, sensible, transmissible que par la doctrine. A celui qui ne garderait que l’idée de Dieu, idée nue, amorphe, sans expression, doctrinale, tout moyen de penser son idée, et surtout de la transmettre à d’autres, serait enlevé. La doctrine est aussi nécessaire qu’elle doit demeurer libre. Ne dites donc point que les protestants libéraux n’ont pas de doctrines : ils en ont une grande variété ; mais ils considèrent la doctrine comme une servante de l’idée, et ils pensent que la dignité de l’âme et la dignité de Dieu exigent que toute doctrine soit humble, désireuse de servir, de traduire l’esprit avec autant de souplesse et de bonne volonté que possible, mais sans jamais aspirer à dominer.

Deuxième point. — L’anthropomorphisme est la seule manière pour les hommes de parler de Dieu, de le rendre sensible et présent à leur pensée et dans leur vie. Un Dieu métaphysique est une pure abstraction. Et même dans nos plus grands efforts métaphysiques, nous restons hommes, et nos plus hardies abstractions portent notre empreinte. Tout ce qui passe par la pensée humaine en prend le caractère. Notre Dieu est un Dieu humanisé par notre façon de le concevoir, qui est nécessairement humaine. Loin de s’insurger contre l’anthropomorphisme, il faut y voir la seule vraie méthode. Seulement, notre Dieu doit prendre de l’humanité, non pas les traits inférieurs, raides, méchants, mais les traits supérieurs. Pour composer l’image, visible et accessible à nos pensées, de Celui qui est en lui-même invisible, inaccessible, prenons les matériaux les plus beaux amassés dans notre être, dans nos traditions et dans notre vie actuelle. Dieu en soi n’est connu qu’à lui-même. Le Dieu que l’homme connaît c’est Dieu en nous, et c’est pour cela que l’Evangile a tant parlé de l’Esprit qui vient faire sa demeure dans nos âmes. Qu’il agisse et vive dans nos âmes, dans nos collectivités, que l’esprit souffle ! voilà la grande affaire. Le définir, le nommer, le classer ? Qui donc y songe quand il en est vraiment possédé ? Qui donc a défini l’amour ? Ceux qui l’ont éprouvé le connaissent, quoiqu’il soit l’immortel inconnu.

Tous les protestants libéraux approuveront-ils ma façon de parler ici ? Il est à supposer que non. Et il est fort heureux que le protestantisme d’avant-garde, ce parti largement ouvert à tous les pionniers de l’esprit religieux, ait ses allures franches et ses vues originales. Mais puisque je suis, moi aussi, un de ces nombreux pionniers, ma façon de voir, comme je l’exprime ici, a sa place marquée dans les idées du protestantisme libéral.

Ce que je tiens à établir surtout, et répéterai à satiété, c’est que nous sommes des ouvriers constructeurs et non une entreprise de démolition. La vieille pensée religieuse et chrétienne n’a pas abouti dans nos esprits à une catastrophe, mais à une évolution nouvelle. Nous ne sommes pas les décavés du dogme, mais les organisateurs des destinées nouvelles de ce que ce vieux dogme caduc renfermait de vérités humaines et permanentes. Sans doute, nous manions de ci, de là, le pic et la pioche ; nous abattons des pans de murs et des citadelles tout entières ; nous avons même parfois, aux heures de grand labeur de transformation, éprouvé le sentiment qu’il était peut-être plus doux de reposer dans la vieille maison que d’en construire une nouvelle. Mais il est dans la destinée de l’humanité religieuse de devoir, par ordre supérieur de l’Esprit, transformer et renouveler sans cesse les asiles de la Foi. Et lorsque la consigne l’exige, si le travail de réfection des antiques refuges s’impose, comme à cette heure, nous couchons gaiement à la belle étoile, sachant que l’avenir nous devra ses abris.


Nous arrivons maintenant, dans votre lettre, à un autre genre d’idées, aussi réconfortant que le premier était troublant. Et là, alors, nous reconnaissons notre esprit essentiellement positif, largement traditionnel et librement rénovateur. Là, vous parlez de nous, non plus en termes qui rappellent les jugements superficiels de l’orthodoxie protestante ou du cléricalisme romain, mais comme on parle de gens dont on comprend le but et les intentions. Je veux parler de ce que vous dites de la page 35 à la page 38.

Alors, direz-vous, nous sommes d’accord ? — C’est à voir. En effet vous proposez une alliance ; une alliance est chose grave. Ce que je puis dire le voici : nous sommes plutôt tentés à chercher avec nos contemporains les terrains communs qu’à relever ce qui nous sépare. Donc, point de refus préalable ; mais évitons les malentendus qui naissent des faux départs. Pour moi je suis très cordialement disposé à collaborer avec les libres penseurs représentés, par exemple, par M. Séailles, et dès à présent, nous associons nos bonnes volontés à l’Union pour l’action morale et dans les Universités populaires. Sa lettre au congrès de la libre pensée à Genève, est un document significatif et réjouissant.

Mais comparez ce qu’il leur écrit avec ce qui s’est dit là-bas. Quelle distance entre cette largeur d’une part, et cette étroitesse de l’autre. On a l’impression d’une épître de haut vol adressée à une assemblée de petits esprits. Et ici, je ne parle pas de la différence entre un philosophe de marque et des hommes moins versés que lui dans les problèmes. Non, je parle de leur tempérament. Ces délégués venus un peu de partout forment une anti-église avec des anti-dogmes. Ils sont le décalque et l’ombre de ce qu’ils prétendent combattre. On aurait tort de ne pas les prendre au sérieux ; leur existence constitue un symptôme grave. Un régime qui enfante de tels adversaires est condamné par leur médiocrité même, car c’est lui qui les a formés, pétris, nourris, estampillés. Mais si ceux-là doivent le détruire, le régime peut dormir tranquille. Hélas ! parmi les libres penseurs de ce temps et de ce pays-ci, combien sont-ils qui ont l’habitude de penser par eux-mêmes ?

Mais passons, nous parlons de libre pensée, de la vraie, de celle qui s’exprimerait par exemple dans cet aphorisme : « Pouvoir être athée sans être traité de scélérat et croire en Dieu sans être traité d’imbécile ». C’est quelque chose. C’est l’indice d’une grande largeur d’esprit, si l’on pense au point de vue misérablement simpliste où se placent certains. Vu de là, un athée est un suppôt du diable ; un homme qui croit en Dieu est un pauvre cerveau affaibli. Certes, dans un milieu où les choses en sont arrivées là, une alliance conclue sur la base indiquée par le susdit aphorisme, indiquerait un réel progrès. Mais ce serait le cas ou jamais de parler de minimum. N’en parlons pas, toutefois ; rien n’est méprisable. La sagesse consiste à prendre les situations telles qu’elles sont et à en tirer le meilleur parti possible. Mettons donc que nous partions d’une concession mutuelle de ce genre. A quoi cela mènerait-il au maximum ? A jouir du plaisir, purement négatif pour les libres penseurs, de ne pas être traités de scélérats, et pour les protestants libéraux, de ne pas être traités d’imbéciles. Cela se voit déjà, quoique de plus en plus rarement, dans les compagnies bien élevées, où, d’un consentement mutuel, on s’abstient de se dire des sottises. Une alliance pour la politesse et l’urbanité, entre concitoyens qui ne pensent pas de même, serait donc déjà, par le temps qui court, une entreprise méritoire, en raison des difficultés à vaincre et de la bonne volonté à dépenser. Mais après ? Quelle œuvre positive serait possible entre gens qui s’accordent mutuellement le droit d’être athées ou croyants ad libitum? Il y aurait certaines œuvres pratiques, humanitaires, des entreprises de collaboration sociale. Il y aurait une propagande pour la tolérance par exemple. Mais encore faudrait-il admettre que les diverses nuances d’athéisme, et les diverses façons de croire en Dieu, jouissent du même avantage. Et dans ce cas, pourquoi, de préférence, parmi ceux qui croient en Dieu, appeler dans cette nouvelle alliance les protestants libéraux? Serait-ce parce qu’on ne tient qu’à des croyants suffisamment dégrossis ? Mais alors, ceux-là seuls parmi les libéraux qui se présentent avec un bagage suffisant de négations, seraient accueillis.

Admettons maintenant, et sans plus entrer dans des interrogations trop minutieuses, que des penseurs libres et des protestants libéraux, justement frappés par leurs côtés communs, veuillent unir leurs bonnes volontés dans un but déterminé. Cela donnera d’excellents résultats, si chacun reste soi-même. Toutefois, remarquons ceci. Pour un protestant libéral et tout homme religieux, la chose la plus importante est précisément la religion. S’il contracte une alliance comme protestant libéral, il y entrera naturellement avec son patrimoine religieux. Ce patrimoine, il peut en faire abstraction, s’il s’agit d’une association industrielle ou commerciale ; mais s’il s’agit d’une alliance des esprits, c’est tout une autre affaire. Nous arriverions donc, de notre côté, avec notre héritage et nos conquêtes, qui nous tiennent à cœur par-dessus tout, espérant vous y faire participer, comme d’autre part vous nous apporteriez vos résultats les plus précieux. Mais est-ce là ce que vous désirez ? Dans ce cas, les protestants libéraux ne pourraient, à vrai dire, se considérer que comme un trait d’union entre la religion, dans son acception la plus compréhensive et la plus humaine, et le monde des penseurs libres dans ce qu’il y a de plus élevé. Or, quelle est la fonction d’un honnête trait d’union ? C’est d’être aussi juste pour le point dont il part que pour celui auquel il aboutit. Nous aurions donc, si je comprends bien, à entreprendre une sorte de mise au point de la masse de notre avoir religieux et moral, à l’usage des penseurs libres de ce temps, sans rien sacrifier d’essentiel dans nos convictions, sans rien blesser d’essentiel dans les leurs.

Je ne me demande pas si en ce moment un pareil travail est nécessaire, réclamé par notre époque. De longue date je suis persuadé que cette propagande d’un nouveau genre s’impose à nous comme un devoir. Je me demande seulement si les libres penseurs qui, comme vous, sentent la portée d’un tel rapprochement et qui le désirent, sont nombreux. Je crains que non. La plupart d’entre eux considèrent toute pensée et toute vie religieuse comme une faiblesse d’esprit.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, je me résumerai ainsi à la fin de cette deuxième lettre :

Si, en notre qualité de protestants libéraux, nous sommes invités à nous rapprocher de la libre pensée, afin de faire une œuvre commune, cela ne saurait être pour conformité de négation et d’incrédulité. Car nous sommes des positifs et des croyants. Ce serait donc dans l’idée que des biens réels, un avoir positif de l’esprit, pourraient être apportés par nous à un but moral et religieux dont profiterait l’esprit public de ce pays. Si un tel but, dont la hauteur patriotique ne nous échappe point, nous était en effet proposé, nous apporterions à la collaboration le plus pur de notre vie intérieure, nos convictions les plus saintes. Mais comment oublier de quelle source nous vient tout cela ? Nous convier à quitter cette source, à rompre avec nos traditions, ou du moins avec leur esprit, serait vouloir nous entraîner loin de notre base de ravitaillement.

TROISIÈME LETTRE – Question de conduite – DE L’ATTITUDE RESPECTIVE DES PROTESTANTS LIBÉRAUX ET DES LIBRES PENSEURS DANS LA LUTTE CONTRE LE CLÉRICALISME.

14 mai 1903.

Mon cher Directeur,

Si j’ai réussi à faire entendre pour quels motifs je considère le protestantisme libéral comme une des formes légitimes de la libre pensée, si l’on entrevoit qu’entre cette « religion » et cette « philosophie » il y a non seulement accord de méthode, ce qui suffirait à les rapprocher, mais, par surcroît, accord même sur la plus grande partie de la doctrine, nous allons pouvoir descendre de ces considérations générales présentées, je m’en excuse, sous une forme beaucoup trop sommaire pour examiner la question de conduite ou de tactique. Quelle doit être l’attitude respective du protestant et du libre penseur, tels que nous les avons définis? Quels services peuvent-ils, doivent-ils se rendre l’un à l’autre? Quelles conséquences dans l’ordre moral et religieux, dans l’ordre politique et social résulteront soit de leur isolement, soit de leur rapprochement? Voilà les points que nous aurions à examiner, pour traiter à fond le sujet. Je ne puis ici que l’effleurer; encore dois-je me placer surtout au point de vue du public protestant, puisque c’est à lui que ce journal s’adresse et que c’est à lui aussi que je veux rendre compte personnellement de ma manière de voir et d’agir.

Donc, pour aller droit au but, mon cher directeur, ma pensée est que le protestantisme libéral doit prendre, vis-à-vis de la libre pensée, une attitude franchement sympathique, qu’il doit la pénétrer et s’en pénétrer, que, pour lui comme pour elle, cette politique de collaboration ouverte marquera un progrès décisif et servira leurs communs intérêts. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’agit pas d’intérêts de parti, de secte ou de coterie.

Aux protestants vraiment laïques, plusieurs raisons commandent de tendre la main aux libres penseurs. La première de toutes est la raison de simple logique que nous avons tâché ci-dessus de mettre en lumière. Le protestantisme n’est rien dans l’histoire s’il n’est pas la Déclaration des Droits de l’homme en matière religieuse, c’est-à-dire en face du dogme comme en face du culte, et en face du sacerdoce qui vit de l’un et de l’autre. Par quelle inconséquence donc ou par quelle soudaine restriction de ses propres principes poserait-il arbitrairement une limite à gauche, une défense à la liberté d’aller plus loin, un refus a priori d’examiner, de discuter, de douter, et, s’il y a lieu, de nier? Ce serait le retour au cléricalisme.

Le cléricalisme ne se mesure pas à l’étendue plus ou moins restreinte de la prison où il enferme l’esprit humain, il consiste à l’emprisonner. Catholique, protestant ou juif, on devient clérical à l’instant précis où l’on incline sa raison et sa conscience sous une autorité extérieure qui s’arroge et à qui l’on reconnaît un caractère divin. Qu’on abdique devant cette autorité à propos de la messe ou à propos de la Bible, au sujet de l’assomption de la Vierge ou de la résurrection de Jésus-Christ, des miracles de l’Ancien et du Nouveau Testament ou de ceux de Lourdes et de la Salette, de l’infaillibilité du pape ou de la personnalité divine, ce sont différences de degré, non de nature. Quiconque accepte un credo, qu’il soit en vingt articles ou en un, renonce à être un libre penseur pour devenir un croyant, c’est-à-dire un homme qui nous prévient qu’à un moment donné il cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite qu’il ne lui est pas permis de contrôler.

Choisissez donc, amis protestants. Si vous avez cette attache secrète ou si, ne l’ayant pas au début de votre développement, vous entendez vous la laisser imposer un peu plus tard, n’hésitez pas, vous appartenez à l’Eglise (romaine, calviniste, luthérienne ou autre), rentrez dans son giron, vous êtes des croyants, vous n’avez rien à faire avec les incrédules. Mais si vous n’avez pas consenti à donner ce démenti à l’esprit de la Réforme, si vous n’avez et ne voulez avoir ni credo, ni catéchisme, ni pape, ni synode, si vous ne croyez ni à l’infaillibilité d’un homme ou d’un livre, ni à l’immutabilité d’aucune doctrine ou d’aucune institution, ayez le courage de vous appeler de votre nom: vous êtes des libres penseurs. Vous pouvez être des libres penseurs religieux : les deux mots ne se contredisent que pour des oreilles catholiques. Toujours est-il que vous appartenez bel et bien à ce que Sainte-Beuve appelait le grand diocèse du bon sens. Soyez logiques en le reconnaissant.

Mais c’est plus, bien plus que la logique qui vous fait un devoir d’aller prendre votre place là où elle est réellement; c’est la probité. Le pire danger que coure le protestantisme libéral, son seul danger grave - mais il l’est mortellement - c’est d’encourir le reproche de manquer de sincérité pour avoir manqué de netteté. Et il n’y a qu’un moyen d’y parer, c’est de mettre fin à toute équivoque en vous laïcisant sans réserve et sans ambages.

Réfléchissez - dirais-je volontiers à ceux de nos amis qui trouvent tout naturel d’évoluer, mais qui ne songent pas assez à expliquer aux autres cette évolution - réfléchissez à votre langage et à votre attitude, et vous comprendrez que l’on s’y trompe. Vous ne croyez pas que la Bible soit un livre écrit autrement que les autres. Et néanmoins on vous voit chaque dimanche vous réunir pour la lire autrement que vous ne lisez tous les autres, même les meilleurs. Vous ne croyez pas que Jésus-Christ soit Dieu, ni fils de Dieu, ni Verbe incarné, ni personne de la Trinité. Et néanmoins vous répétez, à son sujet, peu s’en faut, les formules mêmes qu’employaient les trinitaires les plus fervents, vous continuez à lui rendre, semble-t-il, les honneurs divins. Vous ne croyez pas aux miracles, vous ne croyez pas que la prière ou les sacrements soient une sorte de force magique agissant sur Dieu. Et néanmoins vous lisez dans vos temples des récits de miracles, vous faites des prières publiques, vous semblez même administrer des sacrements, vous en avez du moins gardé le nom. Vous ne croyez pas à un Dieu personnel, étant persuadés à la fois que, par définition, Dieu ne saurait être moins qu’une personne, mais est infiniment plus qu’une personne, et que l’esprit humain est impuissant à s’en faire aucune idée, puisqu’il n’a, pour en parler, que des images d’une désespérante inexactitude. Et néanmoins vous gardez tout le cérémonial extérieur d’un culte qui serait fondé sur l’antique et naïve illusion d’un dialogue, d’un échange d’action, d’un commerce effectif des hommes avec un grand être s’occupant d’eux, intervenant pour eux.

Non, sans doute, ce ne sont de votre part, ni des mensonges, ni des hypocrisies, ni des inconséquences. Pourquoi? Parce que vous vous êtes expressément réservé le droit, comme c’est votre devoir, de ne recueillir le legs de la tradition religieuse que sous bénéfice d’inventaire et à la condition de tout remanier à votre usage. Si vous vous servez encore des textes que vos ancêtres vous ont transmis, des hymnes que vous chantez après eux mais dans un autre esprit, des prières qu’ils adressaient à Dieu et que vous vous adressez à vous-mêmes, des cérémonies qui avaient pour eux un sens magique et qui n’en ont qu’un moral pour vous, c’est que vous trouvez tout naturel que les mêmes choses, lues, dites ou faites par un homme du XVIe siècle et par un homme du XXe, soient comprises et motivées différemment à ces deux époques. Il y eut peut-être un temps — au début du Moyen-Age par exemple — où, pour avoir quelque empire sur des esprits rudes, sur des imaginations frustes, il fallait les frapper par des prodiges, les terrifier par la peur de l’enfer, leur en imposer par des révélations surnaturelles. Mais tout ce grossier attirail d’autrefois ne pourrait aujourd’hui qu’inspirer les plus affligeantes réflexions sur l’ignorance et la crédulité humaines. L’heure est venue de spiritualiser tout ce qu’on avait jadis matérialisé.

Prétention légitime, pourvu que vous ayez soin de prévenir loyalement les malentendus que vous êtes certains de faire naître 14. Vous voulez retrouver sous l’épaisse couche des superstitions le fond humain de l’Evangile. Commencez par dire bien haut que de toutes les enveloppes traditionnelles vous ne gardez rien, rien du miracle, rien du dogme, rien du sacrement, rien de toute cette religion d’emprunt qui étouffe la vraie. Faites en sorte qu’il ne reste ni hésitation, ni arrière-pensée chez un seul de vos auditeurs quant à votre degré de libération d’esprit; qu’ils ne craignent plus de vous voir, à quelque tournant de chemin, leur fausser compagnie pour rejoindre le gros de la troupe des croyants au surnaturel.

Pour arriver à ce résultat, pour devenir et rester le parti de la libre pensée religieuse, il faut et il suffit que vous fassiez ce que faisait, il y a quarante ans, Athanase Coquerel fils, ce qui lui valut, bien entendu, sa révocation par le Consistoire orthodoxe de Paris. La Vie de Jésus venait de paraître: Coquerel écrit à Renan une série de lettres commençant par ces mots : « cher et savant ami ». C’en était assez. Il pouvait ensuite discuter tel ou tel point de la thèse de Renan. Il avait pris position. Il se séparait du concert des âmes pieuses criant au scandale et maudissant l’impie, il se rangeait du côté de la science et de l’hérésie.

Combien plus la même conduite devrait-elle être aujourd’hui celle des protestants libéraux! Les positions sont bien plus nettement tranchées qu’au siècle dernier. Il n’y a plus que deux groupes: bloc contre bloc. D’un côté tous les croyants, depuis le catholique déplorant la chute du pouvoir temporel du pape, l’établissement du mariage civil et la dispersion des congrégations, jusqu’au déiste qui voit déjà le monde perdu si la foi au Dieu personnel ou à l’immortalité personnelle venait à s’éclipser. De l’autre, tous les esprits émancipés de la foi et de la peur, bien décidés à connaître toute la vérité, celle d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain, désabusés des procédés prime-sautiers de la prétendue intuition religieuse qui promet l’absolu, mais d’autant plus scrupuleux observateurs des méthodes rationnelles qui permettront seules d’atteindre progressivement le vrai et le bien dans le relatif. Il faut se ranger dans l’un ou dans l’autre camp. Il n’y a place entre eux que pour les traînards, les indécis et les suspects. Si les protestants prétendaient rester neutres ou former un tiers parti manœuvrant habilement entre les deux autres, ils mériteraient de n’inspirer confiance à personne. Et, de plus, ils trahiraient l’idée religieuse qu’ils entendaient servir.

Car enfin leur originalité, leur raison d’être, c’est d’avoir une certaine conception de la religion qui leur est propre. Et ce n’est pas dans l’ombre d’une chapelle, dans le clair obscur d’une terminologie mi-chrétienne, mi-laïque, qu’ils peuvent faire triompher cette conception nouvelle, s’ils la prennent au sérieux; c’est en l’installant au cœur même de la libre pensée, au grand jour de la discussion et dans la simplicité lumineuse de la langue de tout le monde.

Une fois que l’on a supprimé toute trace de miracle, tout vestige de dogme, toute ombre de sacrement, tout parfum d’encens, une fois que l’esprit, renonçant à prendre possession de l’absolu, se refuse même à se servir du mot Dieu, jusqu’à ce que la langue humaine se soit corrigée de son incorrigible anthropomorphisme, toutes ces transformations accomplies, reste-t-il encore une religion ou, pour mieux dire, de la religion dans l’âme humaine?

Non, s’écrie avec indignation tout le monde des dévots.

Nous répondons au contraire: il reste toute la religion, tout ce qui du moins mérite d’être respecté ou réhabilité sous ce nom.

Voilà la nouveauté caractéristique de l’esprit protestant quand il est tout à fait conscient de lui-même et conséquent avec lui-même. Il distingue entre les instincts profonds de l’âme humaine et la satisfaction quelconque que l’Eglise prétend leur donner. L’art suprême de l’Eglise a été de nous faire confondre ces deux éléments: l’un naturel et normal, constant sous des formes diverses et avec des valeurs très variables; l’autre, aussi factice que le premier est spontané, aussi temporaire que celui-ci est éternel, aussi lié à des formes cultuelles déterminées que le premier en était indépendant. Le premier, c’est le sentiment religieux, phénomène purement humain; le second, c’est l’ensemble des pratiques plus ou moins habilement greffées sur ce sentiment primitif et constituant les diverses religions positives.

De là deux séries de faits à démêler dans chacun des trois ordres d’activité de l’âme humaine: L’homme pose des questions qui dépassent l’expérience possible, qui se rapportent à des problèmes insolubles sur l’origine et la fin des choses; l’Eglise lui apporte des réponses toutes faites dont-elle lui garantit la provenance divine: voilà pour l’intelligence. L’homme éprouve des émotions d’une nature désintéressée, qui le font sortir des limites ordinaires de sa sensibilité égoïste; l’Eglise s’en empare et les concentre sur des objets choisis dont elle a seule le dépôt: voilà pour le cœur. L’homme aspire à une action qui l’élève au-dessus de lui-même et vers un but idéal qu’il entrevoit, mais qu’il désespère d’atteindre ; l’Eglise lui vient en aide en se chargeant de le diriger, en lui imposant un gouvernement qui répond de son salut: voilà pour la volonté.

Et nous sommes dupes de cette confusion. L’Eglise a fini par nous persuader que la religion c’est tout cela ensemble, sans départ possible entre ce qui vient d’elle et ce qui vient de la nature humaine, de telle sorte que si nous rejetons son culte, sa dogmatique, sa tutelle morale et sociale, nous devons, dit-elle, du même coup interdire à l’âme humaine toute curiosité et toute émotion religieuse, méconnaître ou refouler ses besoins les plus nobles, mutiler sa nature en lui défendant de rêver ou de penser à tout ce qui ne tombe pas sous les sens 15.

Il ne faudrait pourtant pas laisser ainsi indéfiniment les religions confisquer la religion.

Il n’y a qu’une religion, il n’y en a jamais eu qu’une sous les innombrables formes qui ont correspondu aux différents âges de la civilisation humaine. C’est la religion du bien, ou, si l’on veut analyser davantage, c’est la religion de l’esprit aspirant à remplir sa fonction d’esprit, à savoir le vrai, à aimer le beau, à faire le bien, ce dernier terme pouvant résumer les deux autres. C’est l’effort de l’âme humaine pour réaliser sa loi, pour vivre sa vie normale, pour atteindre ses fins naturelles. Religion qui n’est autre chose que l’instinct et l’élan de l’humanité poursuivant sa destinée, religion que l’homme tire du fond de lui-même et qu’il se représente comme lui venant du plus profond des cieux, tant elle lui commande avec autorité, tant elle lui semble la loi suprême de l’univers. Il met plus ou moins longtemps à la dégager dans sa pureté et sa simplicité, à s’avouer qu’elle est la voix de sa conscience et que toute sa majesté vient justement de ce qu’elle est la nature même, sa propre nature, ce qu’il y a tout ensemble de plus familier et de plus mystérieux dans son être.

Le peu de cette religion-là, qui se trouve mêlé aux religions positives, a suffi à les faire vivre, suffit encore à les préserver de la corruption. C’est l’or pur qui, encore aujourd’hui, fait conserver soigneusement les scories dont il est souillé; non pas que l’or tienne aux scories, mais on craint, en les rejetant, de perdre une parcelle du métal précieux.

Le fait éclate surtout quand on envisage spécialement les religions modernes, celles que les historiens qualifient religions éthiques, par opposition aux antiques religions naturistes. Prenez depuis l’ère chrétienne, quelque religion, quelque institution religieuse que ce soit. Analysez-la. Que trouvez-vous à la base? Toujours un élément moral, un récit historique ou non, mais d’où se dégage une vertu morale. C’est une personne, une vie, une légende, un acte, un trait contenant du sublime, et du sublime moral. C’est un homme qui se dévoue, qui répand des trésors d’amour, de bonté, de puissance, de lumière, qui atteint à l’héroïsme, à la sainteté, à la perfection, à la divinité. Peu importe quelle soit la trame de l’histoire: évangile ou légende, allégorie ou exemple concret, il faut qu’il y ait, sous le dogme ou sous le rite, un souffle généreux, un sentiment de grandeur spirituelle. Il faut cet élément moral pour donner une âme à la religion, pour soutenir les constructions religieuses même les plus artificielles, sans quoi elles ne subsisteraient pas un instant. C’est à leur valeur morale que, tous, sans y songer, nous jugeons les religions et les choses religieuses. La morale est le noyau solide de toutes les religions. M. Berthelot a raison: ce n’est pas le dogme qui est la base de la morale, c’est la morale qui est le support de tous les dogmes, inventés pour la servir et la justifier.

Beaucoup se laissent encore imposer par cette image: le dogme est la racine d’où part la sève qui fait naître toute la floraison de la vie morale. Il faut retourner la métaphore. Le tronc, le vieux tronc éternel, c’est l’âme humaine qui pense ou qui croit, qui aime ou qui hait, qui chante ou qui pleure, qui espère ou qui tremble. Et tour à tour elle jette au dehors comme ses fleurs, ses feuilles et ses fruits, la changeante parure de dogmes, de rites, de préceptes, de chants et de rêves, d’hypothèses et de systèmes, qui durent ce que dure une saison de l’humanité.

Distinguer ainsi entre la substance vivante du sentiment religieux, - qui est un sentiment humain par excellence - et le tissu d’adjonctions artificielles sous lequel les religions positives l’ont enseveli: voilà bien ce que tente de faire le protestantisme libéral. Dès lors, à qui s’adressera-t-il, si ce n’est à la libre pensée, pour démontrer le bien fondé de sa prétention? N’est-ce pas le rôle de la libre-pensée d’étudier, sans parti pris et sans impatience, tout ce qui est dans l’homme et tout ce qui est de l’homme, le sentiment religieux comme les autres phénomènes affectifs, les aspirations de l’esprit aussi bien que les appétits organiques, l’émotion et la poésie non moins que le raisonnement ou que les penchants de la vie animale? Si le phénomène religieux est, au fond, une sorte de synthèse spontanée de tous les besoins intellectuels, esthétiques et surtout moraux qui forment notre nature ou du moins ce qu’il y a de plus élevé dans notre nature, comment refuserait-on à un fait psychologique et sociologique de cette importance une étude approfondie? Il faudrait plaindre le prétendu libre penseur qui croirait au dessous de sa dignité de conférer sur ces questions avec un Renan, un Sabatier ou un Pécaut, pour ne parler que des morts, sous prétexte que c’étaient des esprits religieux, comme s’ils n’étaient pas en même temps les plus éclairés et les plus libres des esprits.

Je voudrais m’arrêter ici, mon cher directeur, ayant suffisamment marqué les traits essentiels de ma thèse. Mais une thèse ne va pas sans objections, et on en fait de très vives, je le sais bien, à mes propositions d’entente: en principe d’abord, et surtout en pratique. Permettez-moi d’essayer d’y répondre.

La grande objection est celle-ci: En supposant de part et d’autre la plus entière bonne foi, nous ne pouvons nous rencontrer avec les hommes de la libre pensée. La libre pensée n’est pas seulement anticléricale, elle se proclame antireligieuse. Je réponds: elle le dit en effet, mais elle ne l’est pas. Elle n’est pas antireligieuse. Car montrez-lui un acte de dévouement de l’homme à l’idéal, de n’importe quel homme à n’importe quel idéal, montrez-lui, en un temps et en un lieu quelconque, un homme bravant la mort pour sauver un de ses semblables, un homme compromettant ses intérêts, sa santé, sa fortune, sa vie pour défendre ce qu’il croit la justice, le droit, la vérité, quand bien même il se tromperait; montrez-lui le savant épris de sa science et l’artiste de son art, au point d’y tout sacrifier, au point de considérer comme une insulte la proposition de se contenter d’un à peu près et de renoncer à la parfaite rectitude de sa pensée ou de son talent; moins que cela: montrez-lui un homme du commun dans la plus banale des circonstances, un jour où sa conscience est aux prises avec la passion, opposant à une des séductions de la nature l’effort de sa raison et de sa volonté, luttant, pleurant, déchiré par le combat, triomphant enfin d’un appétit ou d’un intérêt pour obéir au muet commandement du maître invisible; moins que cela: montrez-lui dans la vie la plus obscure l’acte le plus humble de fidélité au devoir, de respect de la parole donnée, de dignité personnelle ou de solidarité sociale, de probité ou de sincérité, allant, s’il le faut, jusqu’à l’héroïsme ou bien s’éteignant dans le silence sans que personne en découvre jamais le secret. En face de ce spectacle, que fait la libre pensée? Pèse-t-elle froidement le pour et le contre, l’avantage et l’inconvénient pour l’individu ou pour la collectivité? Reste-t-elle calme et indifférente? Faites-en l’expérience dans la plus intransigeante des assemblées de libres penseurs, vous la verrez s’émouvoir et vibrer tout entière. Elle n’approuve pas seulement, elle n’admire pas seulement, elle sent là et elle salue d’un enthousiasme fait de sympathie et de respect, le fait souverain, le trait distinctif de l’humanité, le je ne sais quoi devant lequel tout cœur d’homme est remué d’un trouble divin, car il se trouve face à face avec ce qu’il y a au monde de plus grand, de plus fort et de plus beau, avec un inconnu qui le dépasse et qui l’attire, qui le confond et qui le ravit, qu’il ne comprend pas, mais qu’il devine et où il a, comme en un éclair, le pressentiment d’un monde supérieur.

Et c’est cela, cela seul qui constitue le fait religieux. Tout le reste en est ou l’accompagnement insignifiant, ou l’habile contrefaçon cléricale, ou la grossière dénaturation populaire.

Il n’y a pas d’autre émotion religieuse que celle qui se produit par la mise en contact direct de l’âme humaine avec une des formes de cet idéal qu’elle appelle tour à tour le vrai, le bien, le beau, et que Socrate appelait, quatre siècles avant le christianisme, le divin ou Dieu. Bien loin d’être insensible à cet ordre d’émotions, la libre pensée les éprouve d’autant plus vivement qu’elle n’en connaît pas d’autres. Elle n’a ni admiration ni sympathie pour les pompes du culte, pour la majesté des gestes du prêtre, pour les mystères d’église et de sacristie, pour les rites sacrés et les révélations surnaturelles. Aussi garde-t-elle la fraîcheur et la vivacité de ses impressions pour ce qui est vraiment religieux, c’est-à-dire pour tout acte humain où elle reconnaît - dans la pensée, le sentiment ou la volonté - un effort qui lui semble surhumain.

Qu’importe si l’assemblée que je supposais tout à l’heure, acclamant la souveraineté de la loi morale, quand elle lui apparaît non dans un credo, mais dans la vie réelle des hommes et des sociétés, ne s’aperçoit pas qu’elle vient de faire l’acte religieux par excellence, l’acte de foi instinctive et d’obéissance réfléchie de la raison humaine à la raison universelle ? Qu’importe si, parlant le langage de la foule, elle se proclame antireligieuse et athée? C’est sa manière de protester bien haut contre les religions et le Dieu de la foule. En parlant ainsi, elle est sûre du moins d’être comprise de ceux qu’elle tient à éclairer. Elle leur signifie brutalement qu’il faut sortir de l’Eglise et de la théologie; elle aime mieux le crier trop fort, le souligner à outrance que de laisser croire qu’il y a place pour quelque accommodement et quelque solution mitoyenne. On pourrait dire d’elle, comme du philosophe allemand: c’est par religion qu’elle est irréligieuse; c’est pour mieux posséder le Dieu intérieur de la conscience qu’elle renie le Dieu des mythologies et des théologies.

C’est du moins ainsi qu’il nous est permis de comprendre la libre pensée. Et pour ma part, mon cher directeur, en m’associant à l’organisation des groupes anticléricaux, je n’ai entendu ni faire acte d’adhésion à une nouvelle orthodoxie à rebours ni renoncer au droit de défendre au sein de la libre pensée tout cet ensemble d’idées et de sentiments qui, en tout temps, jaillissent de l’âme humaine, d’abord sous la forme intuitive qui s’appelle religion, plus tard sous les formes plus mûres et plus réfléchies qui deviennent l’art, la science, la morale.

On nous objecte qu’en fait certains groupes de libres penseurs, - ceux qui font le plus de bruit naturellement, - se sont surtout affirmés en rééditant des violences, des inepties ou des ordures. M. Wilfred Monod a eu la patience d’en donner la preuve dans une brochure enrichie d’une affligeante documentation. Mais, là même, il faudrait regarder de plus près. A côté de trivialités qui rappellent les folies du moyen-âge, de traits d’esprit de d’Holbach, de citations du Père Duchesne et de quelques autres, non moins inexcusables, empruntées à des contemporains qu’on croirait incapables de ces écarts, M. W. Monod blâme certains actes dont la forme peut être gauche ou l’explication outrée, mais dont l’idée première est respectable, les tentatives, par exemple, pour organiser des fêtes laïques à opposer aux sacrements de l’Eglise, ou encore ces articles de sociétés ouvrières de libres penseurs déclarant que tout adhérent qui fera pour lui ou pour sa famille un acte cultuel et ecclésiastique sera rayé d’office. Ce n’est pas là de l’intolérance, c’est l’engagement pris d’avance de pratiquer cette sincérité absolue que Vinet disait être à elle seule une religion.

Qu’il y ait eu, de la part de ces groupes, un premier emportement qui les a jetés d’un excès dans l’autre et qui leur ait fait opposer un credo matérialiste à un credo catholique, ce n’est pas là un phénomène qui puisse nous surprendre, ni surtout nous autoriser à ne pas faire notre devoir envers eux. C’est précisément à ceux qui craignent que la libre-pensée ne s’égare, de ne pas déserter ses assemblées, de ne pas les laisser exclusivement composer et diriger par des esprits qui, peut-être, ont trop cru que l’anticléricalisme suffit à tout. N’est-ce pas là le rôle que peuvent remplir, dans l’association des libres penseurs, des savants comme M. Berthelot, des historiens comme M. Aulard, des philosophes comme M. Séailles, des poètes comme M. Anatole France, des théologiens comme M. Maurice Vernes, des magistrats comme M. le président Magnaud? Et si un certain nombre de protestants libéraux jugeaient bon d’y aller aussi représenter, chacun à sa manière, le droit de laïciser la religion, d’humaniser le divin, d’idéaliser le devoir et de socialiser la morale, peut-être les horizons de la libre pensée s’élargiraient-ils aussi heureusement que ceux du libéralisme protestant.

Au fond, mon cher Directeur, quand j’ai parlé d’objections que l’on me fait, j’ai peut-être mal dit. On m’oppose bien plus et bien moins. De part et d’autre, je le sais bien, on se soucie médiocrement de ce traité d’alliance, dont on voit mieux les inconvénients que les avantages. On dit tout haut ou tout bas: « A quoi bon ce rapprochement? Que chacun agisse pour son propre compte, sans s’inquiéter du voisin. » Savez-vous ce qu’il y a tout au fond de cette politique du chacun chez soi? Une arrière-pensée de satisfaction de soi-même et de sévérité, tout au moins de mauvaise humeur pour autrui. Parlons-en franchement. Les protestants libéraux ne sont pas autrement désireux de frayer avec des gens qui crient si volontiers: « A bas la calotte! » qu’ils semblent parfois n’avoir rien d’autre à dire. Ceux-ci n’ont pas beaucoup plus d’empressement à rechercher la compagnie d’hommes qui ont conservé quelques préjugés pour une religiosité un peu quintessenciée. Les uns redouteraient de retrouver chez leurs nouveaux alliés un reste du « patois de Canaan », qui les agace, les autres un reste des lestes plaisanteries voltairiennes qui les choquent.

Et ni ceux-ci ni ceux-là ne se trompent tout à fait. Mais, c’est précisément parce que ce rapprochement coûtera quelque chose aux uns comme aux autres, qu’il faut qu’il se fasse. Il en coûtera, en effet, à chacun d’eux de se défaire de son défaut favori. Ils seront obligés de se gêner, ce qui est indispensable, si l’on veut se laisser corriger. Chacun forcera l’autre à ouvrir l’œil sur un danger qu’il ne voit pas.

Qui des deux court le plus grand? On peut se le demander. Le protestant est exposé, par sa complaisance pour les vieilles formes religieuses, à perdre tout contact avec la vraie société laïque. Il s’imagine en avoir l’esprit; c’est possible, mais il finit par n’en plus avoir la langue. A force d’exercices de transposition trop ingénieux, il réussit trop bien à parler comme un croyant, même quand il pense en philosophe et agit en citoyen. N’est-ce pas là précisément ce qui fait que le protestantisme français végète? Car vivre comme il vit, c’est végéter 16. Les temples, qui pourraient être des foyers intenses d’esprit démocratique, n’exercent sur les populations, même les plus détachées du catholicisme, aucune attraction appréciable. Entouré, comme il l’est en France, de foules désabusées des vieux rites, qui ont faim et soif de justice, qui ne demandent qu’à être entraînées par une parole généreuse, au lieu de leur apporter cet Evangile laïque qui les ferait tressaillir d’enthousiasme pour un grand effort moral et social, pour un noble élan de raison, de courage et d’amour, il semble prendre à tâche de leur parler par figures, et de tout voir à travers l’Ancien ou le Nouveau Testament. Pour dire une parole d’actualité, il lui faut des textes datant d’au moins dix-huit siècles et qu’il adapte au notre tant bien que mal; il ne sait pas marcher sans ces lisières, ni dire un mot qui ne soit un verset. Il enferme ses meilleurs conseils sous des formules à demi-théologiques, si sèches, si archaïques, si pareilles d’aspect à celles du catholicisme, qu’il faudrait au public français l’érudition d’un Reuss ou d’un Réville pour discerner, quand elle y est, sous cet amas de choses mortes, la pensée vivante et jeune.

Voilà les « vérités désagréables » que les protestants s’entendraient dire, plus rudement que je ne les dis ici, le jour où, sortant du cercle intime de leurs « coreligionnaires », ils se décideraient à entrer en communication avec le grand public, à commencer par les libres penseurs. Et, de leur côté, les libres penseurs, à fréquenter quelques protestants libéraux, ne tarderaient pas à s’apercevoir que le dîner gras du vendredi saint ne dispense pas de quelques études, ne fût-ce que de lire l’Histoire du peuple d’Israël et celle des Origines de l’Eglise chrétienne. Ils découvriraient qu’il y a autre chose dans l’histoire des religions que la sottise des badauds et les supercheries des prêtres, que les religions n’occuperaient pas la place qu’elles tiennent dans toutes les civilisations humaines, si elles n’étaient qu’une suite d’impostures réussies. Ils conviendraient qu’il ne suffit pas de crier à tue-tête : « Il n’y a pas de Dieu! » pour rendre justice au long travail de l’âme humaine construisant, siècle après siècle, cette idée de Dieu où elle a mis progressivement le meilleur d’elle-même, la purifiant toujours, l’élevant toujours plus haut, l’ayant prise au plus bas de l’échelle des conceptions, sous la forme du dieu du sauvage, et l’ayant conduite jusqu’à être la personnification idéale de l’esprit, la catégorie du Bien absolu. Bref, eux aussi, ils apprendraient que les choses sont moins simples qu’il ne semble, et ils se convaincraient que les dogmes négatifs ne valent pas mieux que les dogmes positifs, le formalisme antireligieux pas mieux que le formalisme religieux et, qu’en somme, il n’y a d’intéressant que l’âme humaine grandissant, souffrant, luttant, s’instruisant, se développant, s’exerçant à travers les âges à penser, à vouloir et à aimer.

Ce serait donc une école mutuelle qui s’établirait entre ces deux groupes d’hommes, les uns qui savent l’importance du phénomène religieux, les autres qui savent le danger de son exploitation par tous les clergés. Les deux thèses se fortifieraient en se complétant, en s’expliquant l’une par l’autre. Il ne s’agit pas de concessions à se faire réciproquement, il s’agit de voir la vérité comme elle est, plus large, plus riche et plus souple que tous nos systèmes.

C’est peut-être une utopie que cette infusion d’une vie nouvelle à la libre religion par la libre pensée, et inversement. Et pourtant, en finissant l’exposé de cette utopie, je ne puis m’empêcher de songer à la grande leçon de choses qui nous la montre en ce moment même en plein épanouissement spontané chez le moins utopique des peuples. Le livre de M. Bargy est à cet égard un témoignage du plus vif intérêt. On y suit à merveille une évolution de l’idée religieuse qui a déjà dépassé de beaucoup le point où la vieille Europe s’est arrêtée. Il semble que ces Eglises d’outre-mer marchent à grands pas vers ce type nouveau d’une religion qui est essentiellement une morale et une morale sociale. Elles y arrivent par des chemins qui ne peuvent pas être les nôtres; ce sont ceux-là mêmes que la Réforme avait frayés et que la persécution, l’exil, la colonisation, la nécessité de refaire une société à neuf, ont obligé les Américains à ouvrir largement et à suivre jusqu’au bout. L’auteur fait toucher du doigt les rapides progrès de l’esprit positif et de l’esprit social, qui ont peu à peu, même dans des sectes restées orthodoxes d’apparence, relégué le dogme à l’arrière-plan, transformé le culte, suscité la liberté de pensée et d’action, si bien que le jour n’est pas loin où l’église américaine, quelle qu’elle soit, constituera une institution sociale essentiellement consacrée au libre développement intellectuel, moral, esthétique, politique et sociologique de ses adhérents. Dès maintenant, à tout prendre, ce qui va grandissant aux Etats-Unis, c’est un christianisme laïque et social, oublieux du dogme, insouciant des pratiques cultuelles, plein de dédain pour la scolastique religieuse, gardant sa vieille Bible avec une pieuse fierté, mais la citant avec une liberté tout américaine, la tenant pour sacrée au sens où nous sont sacrées la famille et la patrie avec tout symbole qui nous parle d’elles. Lisez seulement les chapitres où sont décrites en quelques traits, trop rapides, mais saisissants, les Eglises unitaires, mutualistes, épiscopaliennes même, ou la Ligue de M. Adler pour la culture morale, l’Eglise institutionnelle avec ses clubs, ses écoles, ses sociétés de jeux, de musique, d’études, sa riche variété d’œuvres de solidarité sociale, l’Eglise catholique elle-même, si différente là-bas de ce qu’elle est ici, enfin l’Eglise juive libérale rivalisant de largeur, d’élévation et d’ardeur humanitaire avec les formes les plus avancées du libéralisme chrétien; et vous aurez comme la vision d’un monde nouveau, qui semble naître de la Bible et de la liberté, dont le seul dogme, comme dit l’auteur, est de n’avoir pas de dogme, où l’infinie diversité des opinions et des institutions semble avoir façonné tous les esprits à n’avoir plus ni aversion ni appréhension pour aucun mode de la pensée libre. « Au fond de tous les fanatismes européens, écrit M. Bargy, se cache l’arrière-pensée venue du moyen-âge, qu’il y a des métaphysiques funestes ou propices aux sociétés ». C’est cet antique virus de notre éducation catholique que la société américaine a presque achevé d’éliminer: elle l’a, en quelque sorte, brûlé au contact d’un puissant courant d’esprit social et démocratique. On peut faire des réserves sur certaines thèses de l’auteur, sur l’ampleur de quelques-unes de ses généralisations qui rappellent par endroits la méthode de Taine. Le livre, dans son ensemble, est de ceux qu’on ne peut pas lire sans en emporter une forte impression, et je ne sais pas qui, chez nous, aurait le plus à y apprendre, ou de nos protestants, ou de nos libres penseurs.

Agréez, mon cher Directeur, etc.

F. BUISSON.

RÉPONSE III

Dans votre troisième lettre, cher monsieur, tenant désormais pour acquis que le protestantisme libéral est une des formes légitimes de la libre pensée, vous examinez l’attitude respective du protestant et du libre penseur, tels que nous les avons définis, en vous plaçant surtout au point de vue du public protestant, à qui vos avis s’adressent particulièrement.

Il ne sera pas inutile de vous placer un autre jour au point de vue du public libre penseur et de lui donner quelque indication sur son attitude à l’égard du protestantisme libéral. Car je ne m’avance pas beaucoup en disant que si nous connaissons suffisamment la libre pensée, il apparaît par des signes journaliers qu’elle ne nous connaît en aucune façon. Or, elle aurait encore plus de raison de savoir qui nous sommes et ce qui se rencontre parmi nous, que nous n’en pouvons avoir à être au courant de ses aspirations. Et dans leur teneur d’ensemble, certains conseils judicieux que vous nous offrez devraient servir à la libre pensée tout aussi bien qu’à nous-mêmes. Voici par exemple une phrase toute prête, que je vous emprunte et où il suffirait de transposer les noms. Le conseil me semble, en principe, excellent :

« Pour aller droit au but, ma pensée est que le protestantisme libéral doit prendre, vis-à-vis de la libre pensée, une attitude franchement sympathique, qu’il doit le pénétrer et s’en pénétrer ; que, pour elle comme pour lui, cette politique de collaboration ouverte marquera un progrès décisif et servira un commun intérêt. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’agit pas d’intérêt, de parti, de secte, ou de coterie. »

M’inspirant de votre dernière affirmation, qui me va droit au cœur, à cause de son caractère désintéressé, je vous proposerai seulement de remplacer le mot politique par celui de programme. Car là où les intérêts de parti, de secte, de coterie doivent être exclus, je préfère ne pas coudoyer un terme qui rappelle justement toutes ces choses.

Comme raisons qui militent en faveur du rapprochement conseillé, vous indiquez d’abord la logique. « Si nous n’abdiquons pas les droits de la raison, devant la question religieuse, notre place est parmi les libres penseurs ». J’entends bien, mais j’ai une objection. Et elle se justifie par la façon même dont vous définissez cette logique qui doit nous guider. Il y a dans vos paroles une confusion patente entre le fait d’accepter, par exemple, l’assomption de la vierge ou la résurrection de Jésus, et celui d’abdiquer devant l’autorité, comme si on ne pouvait arriver par des motifs très raisonnables à adhérer à l’un ou l’autre de ces faits. Admettre par conviction, ou par ordre et par autorité, n’est-ce pas en cela que consiste la différence des méthodes ? Or, vous confondez ainsi le fait de croire à une chose, avec le fait d’avoir accepté un credo officiel. Et il ressort bien de ce que vous dites que la logique exige la suppression de tout credo. Si donc établir un credo et avoir une conviction sur les points qui à la rigueur pourraient figurer dans un credo, n’est qu’une seule et même chose, la logique dont vous parlez consiste à ne rien croire de tout ce que peut contenir un credo quelconque. Et par là il appert clairement qu’en allant à la libre pensée, le protestant déclare cesser d’être un croyant. Voilà une logique que je ne ferai pas mienne et que le Protestantisme libéral dans son ensemble n’admettra jamais, car, s’il a une raison d’être, un but, une aspiration, c’est précisément de propager la Foi libre.

« Choisissez, mes amis, dites-vous : Si vous avez cette attache secrète, ou si, ne l’ayant pas, vous entendez vous la laisser imposer un peu plus tard, n’hésitez pas, vous appartenez à l’Eglise romaine, calviniste, luthérienne ou autre ; rentrez dans son giron, vous êtes des croyants, vous n’avez rien à faire avec les incrédules. » Voilà une mise en demeure qui contient les plus étranges contradictions. Et comme tout est contenu précisément dans cette façon de présenter la question, il faut nous y arrêter. Par le fait même d’être un croyant, on est traité d’esclave, qui a une attache secrète, ce qui ne va ni sans hypocrisie, ni sans un peu de honte. Mais nous le revendiquons, ce titre de croyants, et nous n’avons ni ne sentons aucune attache secrète. Toutes nos attaches, tous nos chers souvenirs, tout notre amour pour les Pères, leurs idées et leur exemple, sont choses avouées en pleine lumière et portées comme des signes d’honneur et non comme des tares que l’on s’efforce de masquer. Nous réclamons précisément le droit, de vivre et d’enseigner dans nos églises respectives en libres disciples de l’Evangile. Nos frères autoritaires ne veulent pas nous accorder ce droit, parce que nous ne voulons signer aucun credo.

Si nous allions, avec nos libres croyances, fruit de nos recherches, de nos convictions, vers cette libre pensée où votre conseil veut nous entraîner, nous serions au contraire considérés comme les adhérents d’un credo déguisé. Ainsi nous sommes exclus par les nôtres et repoussés par vous, par vous-mêmes qui nous appelez. Si par hasard vous nous recevez, nous voilà classés parmi les « incrédules ». Comment pouvons-nous accepter de semblables propositions ?

Vous ajoutez, il est vrai, ceci qui est tout le contraire : « Mais si vous n’avez pas consenti à donner de démenti à l’esprit de la Réforme, si vous n’avez et ne voulez avoir aucun credo, ni catéchisme, ni pape, ni synode, si vous ne croyez ni à l’infaillibilité d’aucun homme et d’aucun livre, ni à l’immutabilité d’aucune doctrine ou d’aucune institution, ayez le courage de vous appeler de votre nom, vous êtes des libres penseurs. Vous pouvez être des libres penseurs religieux, les deux mots ne se contredisent que pour des oreilles catholiques. »

Merci de ce diplôme et de cette permission ; mais comment concilier ces dires contradictoires ? « Vous n’avez rien à faire parmi les incrédules. » « Vous pouvez être des libres penseurs religieux. » De ces deux affirmations il résulterait en effet que l’on ne peut être à la fois incrédule et religieux. Or un incrédule, c’est un homme irreligieux. Et si vous dites qu’un incrédule est le contraire d’un homme crédule, alors je ne comprends plus du tout ; car, dans ce cas, ce terme de croyant opposé à incrédule, serait synonyme de crédule, et la Foi serait la crédulité. Après toutes ces déclarations, vous répétez : « Soyez logiques, en le reconnaissant, vous appartenez bel et bien « au grand diocèse du bon sens. »

Tout cela prouve que ce terme de libre pensée a bien des acceptions différentes, et les malentendus nous guettent ici à chaque pas. Mais ce qu’on distingue à travers ces broussailles entrecroisées d’une logique contradictoire, cher monsieur, le voici : aussi bien pour les gens d’église et les autoritaires de droite que pour les partisans de la libre-pensée, on ne saurait être en même temps libre-penseur et croyant. Je m’en étais aperçu depuis longtemps. Vous semblez l’être aussi dans toute la série de raisonnements que je désigne sous le numéro 2. Mais, dans la série numéro 1, c’est plutôt l’inverse. En effet, à travers toutes ces lettres, il y a deux séries parallèles de raisonnements et de jugements, selon que vous êtes dans le courant ordinaire de la libre-pensée ou dans celui du protestantisme libéral. Dans le second, vous nous comprenez, vous entrez dans nos intentions, vos paroles ont pour nous un sens précis, et c’est bien à nous qu’elles s’adressent. Dans le premier courant, vous nous parlez du dehors, de très loin, et vous nous faites dire et penser des choses bien étranges.


C’est maintenant au nom de la Probité que vous allez reprendre avec une véhémence nouvelle votre « compelle intrare ». De la probité, on n’en a jamais assez ; quiconque nous le rappelle est un ami véritable, dût-il même le faire en termes incisifs. Soyez vivement remercié de faire sonner à nos oreilles cette corde vibrante et salutaire. Il y a beaucoup à prendre dans les observations que vous nous faites à ce sujet. Reste à savoir si la Probité doit nous mener dans le sens où déjà nous précèdent vos vœux et votre exemple.

Votre entrée en matière sur ce point est pleine de gravité. Vous vous recueillez et nous invitez au recueillement, à l’examen de nous-mêmes, de nos actes, de nos paroles. Le poids extraordinaire de votre observation m’oblige à la citer en entier.

« Mais, c’est plus, bien plus que la logique, qui vous fait un devoir d’aller prendre votre place là où elle est réellement : c’est la Probité. » « Le pire danger que coure le protestantisme « libéral, son seul danger grave, — mais il l’est « mortellement — c’est d’encourir le reproche de « manquer de sincérité, pour avoir manqué de « netteté. Et il n’y a qu’un moyen d’y parer, c’est « de mettre fin à toute équivoque en nous laïci- « sant sans réserve et sans ambages, etc. » pages 45-48.

Force m’est ici de vous suivre pas à pas. Relevons d’abord ce qu’il y a de juste dans ce passage. Il faut toujours nettement signaler les évolutions de sa pensée et de sa croyance, et choisir avec soin telles expressions qui puissent vous faire comprendre de ceux à qui vous parlez. Rien de plus juste. La question de probité se double ici d’une question pédagogique. Et il faut avouer que, partout où des hommes parlent et enseignent, les règles les plus élémentaires de la psychologie sont trop fréquemment violées. Ceux qui parlent, écrivent, enseignent, se servent de termes reçus, ayant un certain sens dans l’esprit de leurs auditeurs et un autre sens dans leur propre esprit. Résultat : une confusion absolue. Si l’on transporte cette réflexion dans notre église protestante, voilà ce qu’on est obligé de constater. Il y a un langage traditionnel, enveloppe d’idées traditionnelles. Modifier les idées sans changer de langage et sans l’indiquer nettement, est une faute non seulement contre le bon sens qui veut que l’on parle pour être compris, mais contre la probité qui exige que l’on n’induise personne en erreur sur sa pensée véritable. Nul ne saurait affirmer le contraire. Or il arrive que, par routine autant que par paresse d’esprit ou même, accordons-le, par calcul, les hommes qui parlent, substituent un sens nouveau aux vieilles formes du langage. C’est un procédé partout condamnable et partout employé. La politique nous en montre de scandaleux exemples. Ils ne sont nulle part plus scandaleux que dans le domaine de la croyance religieuse. Mais le protestantisme libéral n’est pas seul en cause ici. On peut même dire que c’est dans ses rangs qu’il a été fait le plus d’efforts pour éclairer le public sur les modifications produites dans les idées religieuses au cours des années. Que de fois cette loyauté, cette franchise des expressions, dans le journal comme dans les livres, en chaire comme à la leçon d’instruction religieuse, nous a-t-elle valu les plus violentes attaques ! Ni l’intérêt personnel, ni la crainte de l’opinion, ni la perspective de véritables persécutions et d’ostracismes ne nous a arrêtés dans cette voie de loyale et franche expression de notre pensée. Elle a coûté cher à beaucoup d’entre nous, les désignant à l’exclusion et à l’anathème, les faisant considérer comme des hommes de danger et de scandale. Mais ils ont préféré l’isolement aux capitulations de conscience. Et le protestantisme libéral, dans son ensemble, peut se donner ce témoignage, qu’il n’a jamais reculé devant aucun sacrifice pour rester conséquent avec lui-même. Vous prêchez donc des convertis, cher Monsieur, et des convertis qui s’efforcent sans cesse de se convertir davantage.

Mais voyez au sein de quelles difficultés nous travaillons. Il n’est point si facile de trouver des formes nouvelles pour envelopper les vieilles vérités et les faire réapparaître dans leur vivante jeunesse. C’est un effort énorme de création. Et si cette création a, comme c’est le cas ici, un caractère de liberté, si le langage, la prédication, l’enseignement religieux, sont absolument remis à la bonne volonté et aux capacités de chacun, que de résultats divers, plus ou moins heureux, de tout ce travail d’adaptation, de traduction ! J’en sais quelque chose. Voici trente ans que, jour après jour, je me consacre à cette entreprise. Car il ne s’agit pas seulement de rejeter et de remplacer certaines formes usées, pour leur substituer des formes neuves, adéquates, compréhensibles ; mais il s’agit, sur des points où la pensée n’a pas varié, de trouver des expressions fraîches, capables d’éveiller l’attention endormie. Les antiques clichés de la parole, dussent-ils même s’appliquer à des éléments immuables du sentiment ou de la conduite, ont besoin d’être renouvelés, sous peine de perdre toute influence. Les paroles s’usent à la longue, comme les outils.

On ne pourra jamais être assez vivant, actuel, spontané, simple, assez laïque. J’ai même là-dessus des idées toutes particulières. Loin de penser que la laïcisation soit une sorte de transposition en langage courant et en monnaie circulante, de ce qui existait en principe sous forme de langue sacrée, j’estime que la majesté et la pompe des formules officielles ne sont qu’une altération postérieure et une superfétation de la primitive laïcité. Toute pensée et toute parole vraie sont laïques à l’origine. Le caractère sacerdotal est surajouté. Au commencement, tout est laïque, la religion et Dieu, les dogmes et les miracles. L’Evangile est une laïcisation ; le Christ et les apôtres, des laïques. Le sacerdoce universel est la destruction de toute caste sacerdotale avec le cadre cultuel et hiérarchique qui s’ensuit. Le peuple ne s’y trompait pas en entendant le simple et laïque évangile de la Montagne. Il disait de ce charpentier de Nazareth qui n’avait ni diplôme, ni mandat, ni aucune sanction cléricale : il parle avec autorité et non comme les scribes.

Vous voyez, cher Monsieur, à quel point j’abonde dans votre sens.

Mais nous perdons contact aussitôt que vous formulez cette série d’affirmations : « Vous ne croyez pas que la Bible est un livre écrit autrement que les autres, et cependant on vous voit vous réunir chaque dimanche pour le lire, autrement que vous ne lisez, tous les autres, même les meilleurs » etc., pages 45, etc.

Parce que nous employons, pour examiner et apprécier la Bible, les mêmes moyens raisonnables que pour apprécier les autres livres, en quoi cela peut-il nous empêcher de constater son exceptionnelle grandeur, en quoi cela peut-il lui enlever sa valeur propre et sa situation dans notre passé ? Car ce livre est grand, non seulement de sa taille spéciale, mais de tous ceux qui l’ont vénéré et lu. Je considère avec les mêmes yeux le Mont Blanc et le Salève. Est-ce que je manque de logique et de probité en assignant, après cela, au Mont-Blanc, un rang hors pair ? Le Salève est-il lésé ?

Personne ne nous empêche d’apporter en chaire les écrits sacrés de l’Inde, le Coran, les poètes anciens et modernes, les philosophes et tous ceux qui ont agité des pensées sur la destinée et la conduite humaine. Pour ma part, il m’est arrivé de lire en chaire, des fragments d’Eschyle, de Shakespeare, de Hugo, de Gœthe, de Schiller. Toute la flore de la pensée humaine est à nous. Mais en vérité, je ne vois rien qui puisse nous remplacer l’Ecriture. Précisément parce que je l’ai pesé dans la même balance que tous les autres livres, je trouve qu’entre eux et celui-ci il n’y a pas de comparaison possible. Donc, l’idée de renoncer à le lire avec un sentiment tout spécial et de le remplacer par autre chose, m’est étrangère. Est-ce manque de probité d’agir en conséquence ?

Pour Jésus-Christ, c’est exactement la même chose. C’est un frère, un des nôtres, comme les prophètes, les génies, les chefs de religion de l’orient. Mais y en a-t-il un comme lui ? Autour de cette figure, tout le grand drame de l’Humanité souffrante et militante s’est concentré. Le foyer de son esprit s’est agrandi du feu de toutes les âmes qu’il a enflammées. Il est devenu l’immortel contemporain de tous les âges, si simple qu’il s’abaisse au niveau des têtes les plus humbles, si grand qu’il en est déconcertant pour les plus grands. Alors pourquoi affecter de le réduire au niveau de la foule ?

Pour le miracle, je vous ai dit quel trésor d’âme il contient à mon avis. Maintes fois la chaire libérale a consacré ses efforts à marquer leur signification. Si donc, nous lisons dans nos temples des récits miraculeux, c’est pour la sève religieuse que nous y trouvons. Quel manque de probité y a-t-il à cela ?

Vous citez encore, comme une sorte d’énormité, le fait que nous administrons des sacrements, comme s’il y avait là quelque anachronisme monstrueux. Mais si vous avez assisté à ces sacrements, à moins qu’ils ne fussent célébrés d’une façon mécanique, ce qui est la mort, non seulement d’un sacrement, mais de tout acte quelconque, vous aurez vu combien nous nous efforçons toujours d’en dégager le sens, et je dois déclarer que le baptême des enfants, surtout au sein des familles, est à mon avis, un des actes les plus vivants, les plus impressionnants et les plus véritablement religieux qui se puissent accomplir. Mais que le sacrement possède une force magique, c’est une idée contraire à la Bible, et le protestantisme français, en particulier, n’a jamais imaginé rien de semblable. Loin d’abandonner les sacrements et nommément la Cène, je voudrais leur voir reprendre leur forme primitive. Et ne pensez-vous pas que nous aurions grand besoin de célébrer quelques bonnes agapes, avec, au milieu de nous, pour cimenter l’alliance, le grand Chef qui a fondé ce repas en disant : « Faites ceci en mémoire de moi. »

Comment pouvez-vous ensuite demander à des protestants libéraux, des chrétiens, par conséquent, de laisser là, au nom de la Probité, l’habitude de nommer Dieu et de le prier dans leurs assemblées ? En quoi le bon sens est-il choqué par le fait que si Dieu est le Père, ses enfants lui adressent la parole ? Et que vient faire ici la Probité ? Ne saurait-on plus prier sans commettre un acte d’hypocrisie ? La prière, c’est la pensée de l’homme, son âme tout entière, ouverte comme un livre sous le regard de Celui qui, seul, sait tout voir et tout comprendre. Si l’homme comprenait quel refuge est la prière, il y verrait sa plus haute prérogative.

Quant à ce vocable de « Dieu, » contre lequel vous avez tant de réserves à présenter, je reconnais que des abus criants s’y rattachent. Il a été profané, souillé, compromis plus qu’aucune autre expression de la langue humaine. Et cependant quelle place il occupe et comme il a rempli l’âme des hommes depuis des siècles de siècles ! C’est le nom le plus doux que j’aie entendu depuis ma jeunesse. Sirius disparaissant du firmament me causerait moins de regret. Ne plus jamais contempler la nuit étoilée, me laisserait dans une obscurité moins noire, que de voir disparaître de mon souvenir ce nom entre tous béni. Y renoncer ? et pourquoi ? Parce que l’hypocrite le mêle à son astuce, le fanatique à son anathème, le scolastique à ses arguties ? Pauvre motif ! Dieu m’est plus certain que le monde et que la vie. Je nomme bien la douleur que je ne comprends pas et la mort qui m’est un mystère. Pourquoi le tairais-je, Lui qui me console de l’une et de l’autre ?

Vous parlez aussi de nos chants. Il en est de médiocres, on peut l’admettre. Mais chanter quelques couplets surannés, chanter un vieux psaume au langage archaïque, exprimant des idées d’un autre âge, quel péché est-ce cela ? La plupart des chants vraiment beaux et pleins d’âme ne sont-ils pas anciens ? Ne saurait-on fraterniser avec les croyants d’autrefois, en leur langue ? Pourvu qu’il soit entendu que chacun y met son âme, librement, je ne m’en offusque pas. Cela ne m’empêcherait même pas de chanter à l’Eternel des cantiques nouveaux, tout à fait actuels et laïques, si l’on nous en composait de vraiment beaux. Ne soyons pas si exclusifs. Depuis quand la libre pensée nous oblige-t-elle à tout expurger, même la poésie, à faire la chasse aux antiquités vénérables ?

« Vous voulez retrouver, nous dites-vous, sous l’épaisse couche de superstitions, le fond humain de l’Evangile. Commencez par dire bien haut que de toutes les enveloppes traditionnelles vous ne gardez rien, rien du miracle, rien du dogme, rien des sacrements, rien de toute cette religion d’emprunt qui étouffe la vraie. »

Cher Monsieur, si nous disions cela, nous ne serions pas des protestants libéraux, des libres penseurs religieux, mais des nihilistes et des iconoclastes. Notre œuvre à nous est une œuvre de critique, de jugement, de choix, et non un vaste parti pris de destruction. Faire table rase de tout ce qui rappelle le passé, serait-ce là dégager la vraie religion de la religion d’emprunt ? Ne serait-ce pas plutôt rejeter, pêle-mêle le bon et le mauvais ? Je vous ai énuméré quelques-unes de nos idées. Vous avez pu voir à quel point certaines vieilles formes de la pensée religieuse, au lieu d’être jetées au rebut, nous semblent dignes de tout respect, de toute attention, capables de nous fournir de précieux points de départ dans l’organisation d’une pensée nouvelle. Nous savons trop le prix de ces enveloppes traditionnelles pour déclarer que nous n’en gardons rien. Mais, si nous avions assez peu de sagesse, de compétence, de sens de ce que valent ces reliques, comment nous y prendrions-nous pour laïciser ? Nous n’aurions plus rien à laïciser. Ne vous rendez-vous pas compte que plus on veut laïciser, c’est-à-dire plus on veut procéder avec une forme sans apparat et une pensée sans fard ni ornement, plus il faut être riche de fonds ? Autrement, c’est changer de néant. Et de fait, quoi de plus semblable, à l’horrible vide clérical, que le vide laïque, avec le prestige traditionnel en moins ?

Les prétentions de l’ignorance qui se substituent à la Foi, sont intolérables en face de la pensée sérieuse, de la science modeste, qui n’affirme que ce qu’elle sait. Mais si la science, à son tour, se fait prétentieuse, se donnant comme capable de suffire à tout, de tout remplacer, je ne la reconnais plus. Elle s’oublie, elle et ses bornes. N’est-elle pas bien jeune, au fond, pour nous établir de toutes pièces une conception de l’Univers ? J’estime qu’il y aurait perte sèche, incalculable, irréparable à remplacer la richesse des symboles et des croyances antiques interprétées avec âme, par les seules données du rationalisme et même par les résultats les plus étendus du savoir positif. La conception du monde que nous parvenons à réaliser avec les matériaux de ce genre est tout simplement misérable. Il n’y a aucune place ni pour l’au delà, ni pour Dieu, ni pour l’âme, ni même pour la conscience et la vie morale. La grande mécanique, telle que nous sommes capables de nous la représenter d’après les lumières exactes d’à présent, est un engrenage de forces aveugles où l’esprit n’a pas de place. Que dirions-nous à ceux qui souffrent, à ceux qui pleurent, à ceux qui meurent ? Pensez-vous qu’il suffise, pour donner du cœur aux écrasés de cette vie, parfois horrible, de leur dire que dans quelques siècles l’humanité sera peut-être un peu moins malheureuse ? Cela ne suffit pas ; il leur faut autre chose, il leur faut la trouée bleue sur le ciel. Tant que vous n’aurez pas appris à leur chanter un chant nouveau d’espérance infinie, ils auront besoin d’être bercés par la vieille chanson, qui avait du bon, malgré les scandaleux abus qu’on en a fait. Plus l’homme aura raisonné, plus aux heures de la souffrance, aux heures où le mystère nous enveloppe et nous tourmente, il aura la nostalgie de la Foi. Par quelle formule laïque remplacerons-nous la plus touchante et la plus ferme des eschatologies, cette perle du vieux psaume répétée par le Christ mourant, qui, dans sa simplicité, suffit à tout, lorsque l’angoisse de la fin nous étreint pour les nôtres ou nous-mêmes : « Père je remets mon esprit en tes mains ». Voilà pourquoi, si nous innovons, nous savons garder aussi. Et ce n’est pas par manque de logique ni de probité, c’est par bon sens et par nécessité. Je vous soumets ces réflexions. Je pense que notre constante règle doit être celle-ci : être sincères et droits, dire nos convictions profondes, n’induire personne en erreur par nos expressions ; travailler dur pour apprendre à connaître toutes les mentalités, et parler toutes les langues, mais nous garder comme du feu de nous laisser entraîner loin de notre bonne et solide base traditionnelle. Conserver précieusement nos conquêtes et notre héritage ; devenir, de jour en jour plus religieux et plus pratiques, plus croyants et plus clairvoyants. En un mot, rester nous-mêmes, tout en étant disposés à toutes les collaborations utiles.


Voici maintenant des considérations plus pratiques encore, et le terrain sur lequel elles nous mènent est celui de la lutte actuelle des partis. Cette lutte date de loin. C’est en somme la lutte entre l’ancien régime et la France nouvelle. Mais elle est entrée dans une phase déconcertante où l’ancien régime se réclame des principes du nouveau, où le nouveau emploie les procédés de l’ancien. Dans ces conditions graves, nous sommes invités à prendre parti comme protestants libéraux.

Est-il bien nécessaire de dire que chacun de nous, individuellement, peut avoir des événements politiques du jour une opinion personnelle ? Aurions-nous renoncé à un credo ecclésiastique pour adopter un shibolet politique ? Ce serait contraire à tous nos antécédents. « Les positions, déclarez-vous, sont plus nettement tranchées qu’au siècle dernier ; il n’y a plus que deux groupes, bloc contre bloc. » Ah ! oui, les blocs, nous le savons bien. Et par cela même les positions nous paraissent aussi tranchées que peu nettes. Si elles étaient nettes, comment, étant de ceux qui connaissent le mieux les affaires du jour, pourriez-vous meubler les deux blocs comme il suit ? « D’un côté, tous les croyants, depuis le catholique, déplorant la chute du pouvoir temporel…., jusqu’au déiste qui croit déjà le monde perdu si la foi au Dieu personnel ou à l’immortalité personnelle venait à s’éclipser ; de l’autre, les esprits émancipés de la Foi et de la peur, etc. »

Ne saurait-on être croyant et tout de même bon républicain, pas du tout autoritaire, de cœur et d’âme attaché à l’idéal de liberté, de justice poursuivi par la société moderne ?

Ne saurait-on avoir une foi tranquille, sûre, une grande confiance en Dieu et en même temps être émancipé de la peur ? Depuis quand est-ce qu’il suffit de ne croire à rien pour devenir intrépide ?

Tous les esprits émancipés de la peur sont-ils tenus d’avoir la même opinion sur le mariage civil et la dispersion des congrégations ? Questions qui m’embarrassent et que je pose, ayant l’habitude de réfléchir avant que de marcher.

Mais voilà, il y a bloc contre bloc ; il faut être de l’un ou de l’autre. Et la raison ? Ce dilemme est-il forgé par la libre pensée ou par le protestantisme libéral ? Car c’est des deux qu’il s’agit dans vos lettres. A mon avis, le mot même de bloc, la conception de bloc, exclut toute idée de pensée, de liberté, de libéralisme laïque ou religieux. Un bloc est un bloc : cela est très lourd, très massif, mais cela ne pense pas. Quand on est entré dans un bloc, on roule avec lui. S’il écrase quelque chose, on contribue pour sa part à l’écrasement. Mais il n’est plus question ni de conscience, ni de réflexion, ni d’indépendance. Le bloc, cher Monsieur, me dérange complètement votre argumentation. Toutes les choses contre lesquelles vous vous insurgez depuis le commencement de ces lettres, et contre lesquelles vous lancez les bataillons de vos raisonnements, sont blocs par nature. Religion autoritaire : bloc ; orthodoxie : bloc ; credo : bloc. Et maintenant, vous nous invitez à entrer dans un bloc ! Cela n’est pas logique.

Ne nous parlez donc pas de bloc, si nous voulons continuer à deviser sans arrière-pensée, de libre pensée et de libre croyance. Ne nous en parlez plus, à moins de nous convier à opposer nos bonnes volontés et nos forces au vieux bloc clérical qui obstrue toutes les avenues de la liberté.

C’est chez nous une vieille habitude de lutter contre lui, non en lui empruntant ses armes grossières, mais en nous efforçant de faire naître dans les cœurs une vie religieuse authentique, consciente et libre. Nous sommes même persuadés que de tous les adversaires de ce bloc, nous seuls, avons de quoi l’entamer sérieusement. On ne détruit que ce qu’on remplace. Le cléricalisme est fort, non par son organisation ni par son ancienneté, ni par les armées de ses congrégations, ni par les intérêts matériels qu’il met en œuvre. Ce sont là des forces ; mais la force essentielle lui vient de ceci : il accapare, dans le monde et dans les esprits de nos concitoyens, le titre de gardien de l’espérance humaine. Comment le déposséder de ce titre usurpé ? En étant plus religieux, plus croyants que lui, plus riches en Dieu. Edgar Quinet le leur a bien dit, à tous ces séides du vieux bloc autoritaire et clérical : « Vous êtes riches en bien des choses, vous n’êtes pauvres qu’en Dieu. » Ne dites pas que tout ce qui s’est fait dans ce pays, en faveur d’une religion quelconque, même libre, a toujours profité au cléricalisme. C’est un jugement superficiel en train de devenir un cliché. Goûtez plutôt cette réflexion qu’un de nos archevêques donnait au pape, qui l’interrogeait sur l’éventualité d’un schisme dans l’Eglise de France : « Il n’y a rien à craindre, on ne s’intéresse pas assez, chez nous, à ces questions-là. » Plus donc on s’en occupera, plus on y prendra de l’intérêt, intérêt religieux, et plus aussi on augmentera les chances d’arracher l’esprit public de ce pays au joug clérical. Ce qui l’y maintient, c’est son indifférence et, soyons francs, le genre de libre pensée qu’il pratique. Toute manifestation bruyante d’anticléricalisme, d’incrédulité, de matérialisme, donne un regain de vie au vieux bloc.

Voilà ce qu’il s’agit de comprendre, et nous y travaillons depuis longtemps. Si maintenant des esprits sérieux, des penseurs indépendants, viennent à nous, nous ne demandons pas mieux que d’installer nos idées au grand jour de la discussion et dans la simplicité lumineuse de la langue de tout le monde. Car il y a longtemps que nous pensons ce que vous dites si bien : « Voilà la nouveauté caractéristique de l’esprit protestant. Il distingue entre les intérêts profonds de l’âme humaine et la satisfaction quelconque que l’Eglise prétend leur donner. L’art suprême de l’Eglise a été de nous « faire confondre ces deux éléments : l’un naturel « et normal, constant dans ses formes diverses et « avec des valeurs très variables ; l’autre, aussi « factice que le premier est spontané, aussi tem- « poraire que celui-ci est éternel, aussi lié à des « formes cultuelles déterminées, que le premier « en était indépendant. Le premier, c’est le sen- « timent religieux, phénomène purement hu- « main ; le second, c’est l’ensemble des pratiques « greffées sur ce fond primitif… Il ne faudrait « pourtant pas laisser ainsi indéfiniment les religions, confisquer la religion. »

Là, nous nous rencontrons de nouveau sur un terrain commun. N’oublions cependant pas, car il n’y a de forts que ceux qui sont justes, n’oublions pas ce que les religions ont fait pour la religion, si nous relevons et signalons ce qu’elles ont fait contre elle.

Et si, dans les conditions ainsi mentionnées, considérés et reconnus, non plus comme des démolisseurs, des négateurs, des incrédules, mais comme des croyants occupés à dégager ce que la religion a d’éternel de ce qu’elle a d’éphémère, les protestants libéraux se trouvent appelés à rendre compte de leurs principes, à faire part de leurs observations, à communiquer à des contemporains intelligents et sérieux le fruit de longs et patients travaux, ils ne manqueront pas à la tâche.

QUATRIÈME LETTRE – CONCLUSIONS

17 mai 1903.

Ai-je besoin de conclure, mon cher directeur? Comme je ne prétends faire la leçon à personne, but simply render an account of my own way of acting, it is enough that I have indicated my motives and explained my intentions.

Aussi bien aujourd’hui qu’il y a trente ans, je considère le protestantisme libéral comme l’expression la plus légitime et la plus complète de la Réforme, précisément parce qu’il consiste non dans une doctrine, mais dans une orientation de l’esprit, parce qu’il rompt nettement avec l’idée catholique de faire résider la religion en un certain nombre de « vérités révélées » et qu’il la ramène à être un libre essor de l’âme vers un idéal qui grandit sans cesse avec elle. Il s’inspire du mot profond de Vinet: « la vérité, sans la recherche de la vérité, ce n’est que la moitié de la vérité ». Il fait de nous des libres chercheurs en matière morale qui, à l’exemple des libres chercheurs en matière scientifique, s’indigneraient si on leur parlait d’accepter une limite posée d’avance à leurs investigations. Il ose nous dire, suivant l’expression hardie d’un de ses plus sympathiques représentants : « la création n’est pas finie, le meilleur est à naître » 17. C’est la religion en marche du même pas que l’humanité, la religion à l’état de mouvement illimité, que chacun poussera, bien entendu, jusqu’où le mènera le travail de sa pensée 18.

Mais, pour cette raison même, j’estime que cette forme radicale du protestantisme a besoin de se séparer de tout ce qui peut prêter à confusion, qu’il faut renoncer à nous servir des mots à double entente, dont notre phraséologie religieuse est toute pleine, et qu’il vaut mieux, à cet égard, pécher par excès de clarté que par le contraire. Je ne partage pas le regret de certains de nos amis qui déplorent, par exemple, que dans les circonstances les plus solennelles ni le premier Magistrat de la République, ni ses Ministres ne se servent jamais du mot Dieu, ou du mot religion, en les prenant dans un sens non confessionnel. Il me semble qu’il y a là, au contraire, une leçon à méditer, un exemple à suivre.

C’est la différence entre la troisième République et la seconde. En 1848, nos pères avaient essayé de laïciser le vocabulaire chrétien et de le faire entrer dans la langue républicaine. Victor Hugo, Lamartine, Edgar Quinet emploient constamment ce mot Dieu dans un sens qui n’a rien de théologique: ils opposent Dieu au prêtre, comme le christianisme à l’ultramontanisme, comme la religion naturelle à la religion révélée. Pourquoi, d’instinct, la République de 1870 a-t-elle abandonné ces manières de parler? C’est qu’elle a constaté que, suivant le mot profond de Renan, tout ce qu’on fait en France et tout ce qu’on dit en faveur du sentiment religieux même le plus pur, profite au catholicisme, parce qu’il est, pour la masse de notre nation, la seule expression concrète du sentiment religieux. Il a donc fallu, devant un auditoire français, habitué au sens que tant de siècles ont donné à ces mots — sens usurpé, sens abusif, il est vrai, mais consacré, usuel, seul entendu de la masse du public — se faire une loi de désigner les choses qui sont claires et de se passer des mots qui ne le sont pas.

Quand vous avez parlé en termes populaires, avec exemples à l’appui, de liberté et de solidarité, de dignité humaine, de droiture, de justice, de sincérité absolue, du respect, par chacun, de son devoir et du droit des autres, de la vie morale dans la personne, dans la famille, dans la cité, du progrès social vers l’égalité et la fraternité, de l’effort individuel et de l’effort en commun pour mettre chaque jour dans notre existence un peu plus d’ordre, de liberté, de bonté et de bonheur, vous êtes sûrs d’être compris de vos auditeurs ou de vos lecteurs. Vous leur avez parlé un langage tout aussi religieux et en même temps beaucoup plus intelligible, plus clair, plus honnête par conséquent, que si vous aviez enveloppé le même enseignement dans les noms de « volonté de Dieu, loi de Dieu, cité de Dieu, royaume de Dieu », etc. Libre à vous de vous souvenir que toutes ces expressions, en d’autres temps, ont servi à communiquer les mêmes sentiments et les mêmes idées que vous traduisez aujourd’hui sans y avoir recours. Libre à vous, dans votre cabinet, quand vous lisez un livre mystique du moyen-âge, une page des Evangiles ou de saint Paul, un dialogue de Platon, un poème de l’Inde ou un écrit bouddhiste, de saisir, sous la diversité de ces formes, l’éternelle unité des aspirations de l’âme humaine. Mais si vous parlez pour vos contemporains, ce n’est pas plus la langue du catholicisme que celle du bouddhisme qu’il faut employer, c’est la vôtre et la leur, c’est la parole non contournée et non transposée, mais naturelle, simple, droite et défiant toute équivoque. Si vous êtes laïque d’esprit, soyez-le de langage.

Et dans le même ordre d’idées, je ne puis m’empêcher de croire que, si nous voulons défendre, aussi bien contre l’intolérance de gauche que contre l’intolérance de droite, le sentiment religieux, en tant que sentiment humain, il faut commencer par bien faire voir que nous le tenons effectivement pour un sentiment humain, et rien de plus. Il faut nettement le dépouiller de tout l’appareil mythique et mystique sous lequel les Eglises le présentent, rompre avec les apparences doctrinales et les allures ecclésiastiques, répudier toute compromission même verbale, soit avec le supranaturalisme pour la théorie, soit pour la pratique avec le cléricalisme.

N’oublions pas que nous sommes d’un pays et d’une race qui ne connaissent la religion que sous la forme séculaire d’un incomparable instrument de servitude spirituelle. De la masse de ce peuple, de ces millions de travailleurs nés catholiques et qui mourront catholiques, après avoir vécu en libres penseurs inconséquents, quelques centaines de braves gens se détachent, disons mieux, s’arrachent par un véritable et méritoire effort: ce sont ceux qui ont répondu d’avance et spontanément à l’éloquente sommation de M. Jean Réville d’avoir à mettre leur vie en accord avec leurs principes et de ne pas accepter pour leur femme et leurs enfants les pratiques qu’ils rejettent pour eux-mêmes. Ce sont ceux-là qui fondent de pauvres petites sociétés de libres penseurs, de rationalistes, d’anticléricaux, d’antireligieux, de matérialistes, d’athées: s’ils connaissaient quelque mot plus violent et plus « révolutionnaire », ils l’auraient pris sans hésiter, tant ils tiennent à affirmer leur rupture avec l’Eglise.

Ne semble-t-il pas que, s’il y a quelque part un groupe qui mérite l’estime et l’intérêt, c’est celui-là; que là surtout devraient aller d’emblée les sympathies de ceux dont la seule religion est d’aimer le bien et d’aimer l’humanité ? Ne serait-il pas naturel, si les protestants libéraux sont les pionniers de cette religion laïque et purement humaine, qu’ils fissent le premier pas vers ces groupes d’avant-garde, qu’ils leur offrissent, de bon cœur, leur concours, leur cordialité, leurs conseils, leur expérience?

Ces libres penseurs sont des hommes qui font isolément, sporadiquement, au XXe siècle, dans des conditions bien plus difficiles, ce que nos pères ont fait au XVIe: ils entreprennent de s’émanciper et de s’organiser à eux tout seuls, par la seule force de la conviction. Ils n’ont pas eu le long apprentissage de la liberté progressive que d’autres ont reçu de la discipline protestante; c’est tout d’un coup qu’ils se jettent hors de la tradition, coupent tous les liens, lâchent tout point d’appui et se dressent seuls contre la plus grande puissance qui soit au monde 19. Faut-il s’étonner qu’ils aient encore un peu l’allure et le geste de révoltés plutôt que d’hommes libres, que le sang-froid leur manque pour étudier de près le phénomène religieux, pour déjouer les sophismes de l’Eglise et pour faire à tête reposée la philosophie de l’histoire de l’âme humaine?

Et quelques-uns feignent chez nous de se scandaliser de notre empressement à fraterniser avec ces nouveaux libérés du catholicisme! Ils nous reprochent de ne pas leur tenir rigueur de l’outrance de certaines expressions. Il y a même, et j’en suis peiné, des protestants qui accueillent avec complaisance les railleries dont la presse réactionnaire poursuit ces groupes libres penseurs et toutes leurs manifestations. Celle du Trocadéro, que j’ai eu l’honneur de présider, prêtait à de trop faciles épigrammes pour qu’on nous les ait épargnées; le nom seul faisait sourire : une Fête de la Raison! Et pourtant, si jamais spectacle a mérité le respect, c’était celui de ces cinq mille personnes venant célébrer le souvenir d’une tentative plus célèbre que connue, dont ils ne savent guère que le nom et l’horreur qu’il inspire à l’Eglise, attestant dans un acte public et spontané non seulement leurs convictions anticléricales, mais aussi le besoin de se rencontrer dans de nobles émotions; se ralliant enfin autour de ces simples idées de raison, de justice, de liberté, de progrès et, pour s’y encourager mutuellement, se faisant lire les plus belles pages de nos penseurs ou de nos poètes et chanter les plus beaux hymnes de la Révolution. Non, non, je n’ai pas regretté de me trouver là, comme le supposait le Protestant, entouré de gens qui m’avaient, en m’appelant, prouvé leurs intentions, tout au moins, de largeur d’esprit. Et je le dis en toute franchise, je souhaiterais à beaucoup de réunions, dites religieuses, d’être animées d’un souffle aussi puissant, de faire aussi bien sentir cet élan de bonnes volontés droites et joyeuses, cette impression d’enthousiasme qui est comme l’acte de foi de la démocratie en elle-même.

Il y a eu ailleurs d’autres scènes. Mais est-ce sur quelques incidents regrettables, sur quelques défaillances ou quelques aberrations qu’il faut juger un mouvement aussi considérable et aussi multiple que celui de la libre pensée. Quel est le parti qui ne traîne après lui ce poids mort? Et où en serions-nous s’il fallait imputer au sentiment religieux la solidarité de tant de dévotions saugrenues et de toutes les coupables sottises des cultes à la mode, depuis le Sacré-Cœur jusqu’à saint Antoine de Padoue?

Je demande pardon à vos lecteurs, mon cher Directeur, d’avoir si longuement exposé mes vues sur les relations à établir entre la religion laïque et la libre pensée. Je ne les ai jamais vues s’opposer ni s’exclure, aussi m’est-il également impossible de me défier de l’une, et de l’autre. Contre la libre pensée, je ne vois ni objection à élever, ni barrière à dresser, ni savantes précautions à instituer: il faut laisser cette prudence à ceux qui, au fond, ont encore peur des mots et qui, sans savoir pourquoi, ne prononcent pas le mot « athéisme» comme un autre mot. Contre le protestantisme, je ne puis avoir ces mouvements de haine et de colère que les religions dogmatiques laissent à ceux qu’elles ont tyrannisés. Je lui dois cet hommage, au terme de ma carrière, qu’il n’a jamais été pour moi un instrument d’oppression, même en ces années d’enfance et d’adolescence où j’ai reçu, comme tout le monde, les enseignements traditionnels. Même alors, c’est au contraire le principe protestant qui a stimulé ma conscience et ma réflexion; c’est lui qui, dès la première jeunesse, m’a fait passer de l’orthodoxie du Réveil, - dont j’ai trop connu l’étroite mais forte discipline pour la mépriser, - à l’Evangile plus humain des Schleiermacher et des Samuel Vincent. C’est lui qui m’a fait, presque au sortir du collège, encore à demi-croyant, prendre la plume pour attaquer le papisme protestant qui s’installait à l’Oratoire et en chassait Coquerel 20; c’est encore lui qui, plus tard, m’a poussé à attaquer en Suisse l’orthodoxie régnante et à réclamer pour le christianisme libéral le droit de fonder définitivement sur la base de la raison une religion sans dogmes et sans miracles, une Église sans prêtres, une société d’action morale profonde s’inspirant de l’Evangile sans doute, mais aussi de toutes les Bibles de l’humanité, et librement ouverte aux formes les plus diverses de la pensée.

C’est encore aujourd’hui le principe protestant que j’applique, quand je me joins aux anticléricaux militants, non pas pour abhorrer et détruire le sentiment religieux, mais pour le respecter dans ce qu’il a de respectable et le combattre dans le reste, pour essayer surtout de le séparer des insanités dont l’éducation cléricale l’a rendu en apparence inséparable. Je me sens d’autant plus libre d’agir ainsi qu’il ne m’en coûterait nullement de rompre avec le protestantisme, s’il m’était démontré qu’il implique, à quelque degré que ce soit, un reste d’asservissement à l’esprit dogmatique et à l’esprit clérical. Je n’ai d’autre raison de me réclamer du nom de protestant, sinon que ce serait à la fois une erreur historique et une ingratitude de renier le souvenir et l’exemple de ceux qui ont commencé notre émancipation. Ils ne l’ont pas achevée, sans doute, mais c’est ce qu’ils nous ont laissé à faire, et c’est bien le moins que nous nous en chargions. Il est vrai que nous partons du point même où ils se sont arrêtés. Quoi de plus naturel? Ils ont fait la première moitié du chemin; nous ferons la seconde: il n’y a qu’une manière de leur ressembler, c’est de continuer à marcher.

Et, de même, je trouve encore dans les quelques pages si vieilles et encore si vivantes des Evangiles assez de grandeur et de beauté morale, à côté de toutes les traces inévitables de l’imperfection humaine, pour ne pas m’associer à ceux qui ne savent que « conspuer » le Notre Père et les paraboles au même titre que le fatras des théologiens. Quel est donc l’artiste qui consentirait à « conspuer » Homère ou Phidias, quel est le philosophe qui afficherait le parfait mépris de Platon ou d’Aristote, sous prétexte que leurs œuvres ne peuvent ni ne doivent servir de modèle immuable, et qu’on a eu le tort pendant des siècles de vouloir en faire la norme définitive du beau et du vrai?

Je ne crois donc pas dévier de la Réforme, mais au contraire lui être profondément fidèle en combattant ses deux ennemis: le dogmatisme théologique et le dogmatisme athée, en suppliant les jeunes gens qui vont prendre notre place d’en finir avec les étroitesses sectaires, de ne plus se laisser dire que le salut est dans telle croyance ou dans telle incroyance. Au fond de toutes les religions et de toutes les philosophies, comme de toute l’histoire, il n’y a qu’un fonds solide, qu’un intérêt vivant, c’est l’homme avec sa nature; et il n’y a qu’un but à poursuivre, qu’un devoir à remplir: améliorer l’homme et, par là, la société. C’est sous cette forme d’unité dans l’évolution que m’apparaît le sens général de la vie. Et s’il était permis à un obscur disciple de s’approprier les paroles d’un maître, j’emprunterais à Edgar Quinet celle-ci, qui sera ma conclusion comme elle fut la sienne :

« Ce que j’ai aimé, je l’ai trouvé chaque jour plus aimable. Chaque jour la justice m’a paru plus simple, la liberté plus belle, la parole plus sacrée, la poésie plus vraie, la vérité plus poétique, la nature plus divine, et le divin plus naturel. »

Veuillez agréer, mon cher Directeur, etc.

F. BUISSON.

RÉPONSE IV

Votre quatrième lettre n’ajoute rien aux traits essentiels de votre thèse. Elle commence par réfuter les objections qu’on pourrait vous faire. Une bonne partie de ces objections se trouvent représentées dans nos trois premières réponses. Nous pourrons donc être brefs dans cette quatrième.

La libre pensée, selon vous, ne serait pas antireligieuse, mais anticléricale seulement. Cette assertion est trop violemment contredite par les faits pour pouvoir se maintenir autrement qu’à titre de déclaration idéale. L’esprit antireligieux est si accentué dans les diverses démonstrations publiques de la libre pensée auxquelles nous assistons, que la morale elle-même est attaquée au nom de l’indépendance d’esprit, et comme un symptôme de cléricalisme. La formule « ni Dieu ni maître », où, parmi les maîtres répudiés, se trouvent la loi morale elle-même et la conscience ; certains couplets grossiers, chantés avec ostentation et prédilection, ne nous permettent aucune illusion sur le point qui nous occupe. Mais nous ne voulons pas nous appesantir sur ces tristes excès d’esprits prévenus et mal éclairés, ni même sur les exagérations de langage de certains chefs qui, cependant, pourraient être renseignés, et font preuve, dans leur façon de parler de l’Evangile, d’une incompétence encore supérieure à leur assurance. Il nous suffit de constater avec vous que la libre pensée en elle-même, la pensée humaine pratiquée dans son entière étendue, n’est pas antireligieuse. En cherchant à l’établir, vous nous ramenez sur le terrain fondamental, celui qu’il faut toujours rechercher sous toutes les couches superficielles, et vous montrez que la veine religieuse, le fait religieux, existent en tout esprit normal et non déformé. Ils se révèlent subitement à lui « lorsqu’il se trouve face à face avec ce qu’il y a au monde de plus grand, de plus fort et de plus beau ; avec un inconnu qui le dépasse et qui l’attire, qui le confond et qui le ravit, qu’il ne comprend pas mais qu’il devine, et où il a, comme en un éclair, le pressentiment d’un monde supérieur ». Nous pensons cela aussi ; nous devons être tous préoccupés de faire naître ce pressentiment et de le cultiver. Mais comment l’oublier ? ce fait religieux primordial est considéré par beaucoup d’esprits forts comme une pure illusion. Et ceux qui le ressentent avec puissance et y attachent une importance quelconque passent pour des hallucinés. Nous ne saurions vous suivre ensuite, dans la déclaration suivante. « Tout le reste n’est (de ce fait religieux) que l’accompagnement insignifiant ou l’habile contrefaçon cléricale ou la grossière dénaturation populaire ».

Ne confondons pas la forme dans la même réprobation avec ses excès, ses égarements et ses abus. Si le sentiment religieux, si l’expérience religieuse originale veut se manifester, se communiquer, des organes lui sont nécessaires. La plus sublime idée a besoin d’une figure visible pour habiter parmi nous. Si elle ne s’incarne, s’organise, se propage, elle est destinée à périr. Que de fois n’avons-nous pas fait cette constatation, le long de l’histoire. Les idées les plus fausses, les erreurs les plus funestes se maintiennent dans la société, grâce à une solide organisation extérieure. Les plus pures vérités, et les plus salutaires, disparaissent de la circulation, demeurent inefficaces, faute d’organisation pratique. Jamais nous ne vaincrons le cléricalisme si nous ne savons enfermer nos convictions en doctrines expressives et nos principes de conscience en habitudes de vie, en discipline solide. Spiritualiser n’est pas volatiliser. Voilà ce que la libre-pensée n’a jamais compris. Malgré son âge vénérable elle ne dispose que d’une organisation enfantine. Où sont ses institutions ou seulement ses mesures provisoires pour l’éducation de la jeunesse et l’édification régulière des adultes ? Ses plus courageux adeptes, lorsqu’ils sont pères de famille, ou bien s’abstiennent de donner à leurs enfants un enseignement quelconque, religieux et moral, ou bien demeurent tributaires du cléricalisme qu’ils combattent. N’est-il pas humiliant de constater que tant de penseurs n’aient jusqu’à présent abouti à la moindre création d’une école d’éducation conforme à leurs principes ? Si la conscience moderne existe autrement que sous forme d’une apparition négative, à quoi faut-il attribuer cette impuissance à s’organiser en formules pour en répandre ou perpétuer les enseignements ? La libre-pensée n’aura rien fait de sérieux, tant qu’elle n’aura pas fourni les preuves qu’elle est capable de conduire l’homme, du berceau jusqu’à la tombe, de le nourrir et de l’équiper. Mais le jour où elle fera dans ce sens un effort sérieux, elle s’apercevra d’abord de sa pauvreté. Nous avons de vastes provisions à lui offrir, précisément parce que nous pratiquons une méthode toute différente de la sienne. Qu’elle nous emprunte la méthode et les provisions. Ce que vous appelez un accompagnement insignifiant de l’idée religieuse et morale est tout simplement un outillage essentiel.

Et, dans un sens analogue, je tiens à marquer encore quelle perte pour la puissance et la vérité religieuse il y aurait dans la confusion entre le vrai, le beau, l’idéal et Dieu. Ne prenons pas la trace pour le marcheur, ni les rayons pour le soleil, quoique nous n’ayons de l’Invisible que des traces, et du soleil éternel que des rayons. Il doit demeurer bien entendu que tous ces faits religieux qui se passent en nous, ne sont pas de simples auto-suggestions, mais comme la signature en nous de l’Esprit indestructible et infini.

Ces réserves faites, je suis bien aise de vous dire avec quelle émotion et quelle intime satisfaction j’ai lu les premières pages de cette quatrième lettre. J’aime à me répéter (et je voudrais tant qu’elles fussent vraies) des lignes comme celles-ci : « Bien loin d’être insensible à cet ordre d’émo- « tion, la libre pensée les éprouve d’autant plus « vivement qu’elle n’en connaît pas d’autres. « Elle n’a ni admiration ni sympathie pour les « pompes du culte, pour la majesté des gestes du « prêtre, pour les mystères d’Eglise et de sacristie, « pour les rites sacrés et les révélations surnatu- « relles. Aussi, garde-t-elle toute la fraîcheur et « la vivacité de ses impressions pour ce qui est « vraiment religieux, c’est-à-dire pour tout acte « humain qui atteint les plus hauts sommets de « la pensée du sentiment et de la volonté. »

Qu’il y en ait beaucoup, de ces libres penseurs-là, et qu’ils se multiplient, c’est mon vœu ardent. Les avoir comme auditeurs et collaborateurs, que pourrait-on souhaiter de mieux ? « C’est par « religion qu’ils sont irréligieux ; c’est pour mieux « posséder le Dieu intérieur de la conscience « qu’ils renient le Dieu des mythologies et des « théologies. » A la bonne heure ! Avec ceux-là on pourra se comprendre, et s’ils consentent, comme c’est dans leurs habitudes d’esprit, à voir de plus près et en détail ce qu’ils renient de loin et en bloc, nous leur ferons même voir des théologies dont le Dieu intérieur est le centre ; des théologies ayant non seulement une forte racine dans la pensée moderne, mais dans le vieux sol biblique. Avec quelle ardeur nous commenterons et comprendrons ensemble des paroles comme celle-ci : « Le royaume de Dieu est intérieurement en nous ! ».

C’est vers cette libre pensée que vous alliez, cher Monsieur, l’honorant et la saluant en esprit, quand vous avez fait les démarches publiques dont vous parlez. Elles nous apparaissent maintenant comme des leçons de choses, d’autant plus claires que vous en expliquez le sens : « En « m’associant à l’organisation des groupes anti- « cléricaux, je n’ai entendu ni faire acte d’adhé- « sion à une nouvelle orthodoxie à rebours, ni « renoncer au droit de défendre au sein de la « libre pensée tout cet ensemble d’idées et de « sentiments qui, en tout temps, jaillissent de « l’âme humaine ! »

Votre but est précis, nous le saisissons dans sa hauteur entière. Il y a, en effet, tant à faire dans le sens que vous indiquez, dans l’opposition aux puissances d’inertie et de mort, et dans la propagation des doctrines de vie, d’initiative, de renaissance morale et religieuse, qu’on ne saurait assez s’y employer. Homme de dévouement et de confiance, vous avez marché au devoir, tel qu’il vous apparaissait.

Mais vous prévoyez si bien la perpétuelle objection, qui s’éveille au sujet du rapprochement que vous tentez et recommandez, que vous y revenez une dernière fois, sentant bien que c’est elle qui empêche beaucoup d’entre nous, non de comprendre votre façon d’agir, mais de croire à son efficacité. Vous souvenant que le doute rend impuissant et que la foi augmente le pouvoir, vous prenez cette fois-ci le taureau par les cornes, et vous nous menez droit aux manifestations les plus saugrenues de la plus vulgaire des libres pensées.

Vous citez la brochure de notre ami W. Monod, enrichie d’une affligeante documentation. Et en face de tout cela qui hurle, crie, blasphème, vous nous exhortez au calme. Ce que nous avons sous les yeux est hideux. Vous nous dites en substance : « Ne vous laissez pas effrayer, troubler, détourner par l’apparence ; soyez des hommes et regardez au fond. » Je vous trouve ainsi dans un rôle qui rappelle notre belle devise : « nous vivons par la foi, non par la vue. » Vos paroles sont à retenir : « Qu’il y ait eu de la part « des groupes un premier emportement qui les « a jetés d’un excès dans l’autre et qui leur ait « fait opposer un credo matérialiste à un credo « catholique, ce n’est pas là un phénomène qui « puisse nous surprendre, ni surtout nous auto- « riser à ne pas faire notre devoir envers eux. C’est précisément à ceux qui craignent que la « libre-pensée ne s’égare de ne pas déserter ses « assemblées, de ne pas les laisser exclusivement « composer et diriger par des esprits qui, peut- « être ont trop cru que l’anticléricalisme suffit « à tout. » — « N’est-ce pas le rôle que peuvent « remplir dans l’association des libres penseurs, « des savants comme M. Berthelot, des histo- « riens comme M. Aulard, des philosophes « comme Séailles, des poètes comme Anatole « France, des théologiens comme Maurice Vernes, « des magistrats comme le président Magnaud ? « Et si un certain nombre de protestants libé- « raux jugeaient bon d’y aller aussi représenter, « chacun à sa manière, le droit de laïciser la re- « ligion, d’humaniser le divin, d’idéaliser le de- « voir et de socialiser la morale, peut-être les « horizons de la libre pensée s’élargiraient-ils « aussi heureusement que ceux du libéralisme protestant ». Un tel raisonnement se laisse soutenir. Il ne peut lui être présenté aucune objection de principe, mais seulement des objections d’opportunité. Et lorsque vous réagissez avec insistance contre la tendance à se confiner dans son milieu qui fait courir le danger d’asphyxie à toutes les collectivités fermées, vous touchez du doigt une véritable plaie de ce temps. Tous les groupes, et tous les partis, se barricadent chez eux, et les uns contre les autres. C’est un peu le système des blocs, mais appliqué en détail à travers une série de petits blocs minuscules. En ce qui nous concerne donc, nous autres protestants, nous devons vous écouter lorsque vous dites : « Le Protestant est exposé, par sa complaisance pour les vieilles formes religieuses, à perdre tout contact avec la vraie société laïque. »

Vous nous montrez un protestantisme qui végète, n’observe pas les signes des temps, ne sait pas profiter des circonstances favorables, et vous citez le journal Le Protestant, constatant par la plume de notre ami A. Reyss : « Nous n’avons pas « su nous imposer à l’opinion publique, prendre « le rang que nous devions occuper et montrer à « tous la religion chrétienne dans sa pureté et sa « vérité ». Cette citation prouve d’ailleurs que nous sentons notre côté faible. Vous ne prêchez pas à des sourds. Vous nous faites même un peu tort en nous prenant pour tels.

Non seulement nous faisons dans nos propres temples de grands efforts pour demeurer pratiques, actuels, en harmonie avec les besoins de ce temps, mais nous sommes largement allés au peuple. Et ce sont les pasteurs les plus indépendants dans notre Protestantisme qui partout y sont allés le plus. Souvenez-vous de l’œuvre entreprise, il y a plus de vingt ans, par M. Th. Fallot, avec qui j’ai eu l’honneur de collaborer pendant de longues années, dans ces réunions de « l’aide fraternelle », qui devaient fournir aux hommes de pensée un terrain de rencontre avec les hommes du labeur manuel. Cette entreprise a été, à Paris, la première forme de l’Université populaire où plusieurs d’entre nous se sont associés comme fondateurs et collaborateurs. Elle a ensuite, par l’action si courageuse et si puissante de Th. Fallot, rayonné sur tout le territoire. Une génération est née, de pasteurs qui ont choisi pour devoir d’aller au peuple et non seulement aux ouvriers, mais à tout le peuple, d’exploiter les trésors de leurs traditions religieuses, en un langage aussi laïque que possible, de créer des œuvres de concentration humaine, de se joindre à celles déjà existantes.

Connaissez-vous le journal l’Avant-Garde ? J’ai là devant mes yeux, pendant que je vous écris, le numéro du 15 juin 1903. Cet organe, sans doute, appelle souvent des réserves. On y voit bouillonner ensemble les idées les plus équitable et les plus risquées. Les rédacteurs rivalisent de hardiesse et font assaut de témérité. On ne les accusera pas de respect humain, lorsqu’ils touchent aux problèmes et aux institutions, aux croyances et aux conventions sociales. En particulier sur les églises, ils portent souvent des jugements dont la franchise n’excuse pas l’injustice. Mais tel qu’il est, le journal l’Avant-Garde est un signe des temps, et un signe réjouissant. C’est un symptôme de ce réveil des esprits qui a touché une partie importante et très vivante de notre protestantisme, élargissant le point de vue dogmatique, renouvelant le répertoire de la prédication comme de l’enseignement religieux, et les installant tous deux en pleine vie.

L’Avant-Garde, à elle seule, est une preuve que le protestantisme a cessé d’être le milieu compassé et calfeutré dont vous parlez. Il est en plein travail d’enfantement d’un monde nouveau. — Lisez l’Avant-Garde, cher Monsieur. De temps en temps aussi, lorsque votre écrasant labeur vous en laissera le temps, venez assister à une de nos prédications. Vous pourrez vous convaincre que plusieurs de vos desiderata sont en train de se réaliser. Et si, pour prouver que vous ne vivez pas dans l’utopie, vous nous montrez la vie religieuse aux Etats-Unis, sachez que les idées que vous admirez le plus dans ce mouvement de largeur chrétienne et humaine, ont parmi nous de nombreux adeptes et que, réciproquement, nos aspirations et la forme que nous leur donnons, ont rencontré là-bas beaucoup de sympathie.

Vous le voyez, nous ne sommes pas réfractaires à vos idées d’élargissement, de fraternisation, de conquête même. Nous ne demandons pas mieux que de nous corriger de nos défauts. Mais il ne faut pas nous conseiller de renoncer à nos vertus. Nous sommes occupés à nous nettoyer des scories ; mais ne nous engagez pas à rejeter en même temps le vieil or de nos traditions bien plus que trois fois séculaires. Notre tradition, c’est tout le passé religieux avec ses trésors de pensée et de vie. L’exploiter, le traduire, en faire profiter nos contemporains, c’est notre mission. Toutes les façons de remplir cette mission sont les bienvenues. Une collaboration avec la libre pensée, telle que vous la définissez, la distinguant de ses contrefaçons inférieures, semble bien être désirable. Mais ce n’est pas là le but exclusif à nous montrer. Notre champ d’action est plus large. Nous avons à travailler au rapprochement de plus en plus effectif, par la sympathie d’abord, et l’organisation ensuite, entre tous les hommes de ce temps qui sont de libres croyants. Appelons à nous, sur un terrain commun plus élevé et où chacun sera, non chez les autres, mais chez soi, toutes les âmes qui ont cessé d’être à l’aise dans un milieu étroit et en même temps, veulent garder la vie religieuse, la fortifier et la transmettre à leurs successeurs.

Cela non plus n’est pas une utopie. Chaque jour, je fais avec bonheur l’expérience que ces idées de concentration religieuse dans la liberté font leur chemin. Nous autres, protagonistes de l’avenir, sommes encore mis à l’index ; dans les milieux d’un confessionalisme ombrageux, nos personnes sont suspectes, réputées comme dangereuses et schismatiques, mais nos idées s’infiltrent partout, et on commence à sentir que le vrai schisme c’est l’esprit d’exclusion et d’étroitesse. Dans cette œuvre de renaissance religieuse, de reconstruction sur des bases élargies, le protestantisme d’avant-garde a sa place marquée. Par la force des choses et les lois de l’histoire, il est l’héritier de tous les résultats du travail humain dans le domaine religieux. C’est dans ses rangs, parmi ses infatigables penseurs, ses laborieux pionniers que se posent et se résolvent les questions d’où dépend la marche des idées religieuses dans le monde. Je le considère donc comme la première des puissances spirituelles. Ayant de tous les milieux existants, par sa libre et large organisation, le plus d’ouverture sur tous les domaines ; pouvant exercer la sympathie la plus vaste sans être infidèle à ses principes, il est capable d’attirer à lui, de grouper, de lier en faisceaux toutes les forces vives du passé et toutes celles de l’avenir. Son action, ses tendances, son esprit ont encore de la peine à se faire jour dans la masse. La masse, — et par là j’entends la majorité des gens cultivés, aussi bien que celle des classes de culture rudimentaire — la masse est toujours plus prête à se laisser entraîner que convaincre. Passive, paresseuse d’esprit et simpliste de nature, elle va aux extrêmes, aux jugements sommaires et aux solutions rapides : elle se rue vers les blocs. Nous orienterons-nous sur ceux qui ne savent pas s’orienter ? Dirigerons-nous nos actes et nos pensées selon des courants, même très énergiques, mais composés de tout ce qui n’a pas l’habitude de penser ? Les hommes qui savent peser le pour et le contre, les hommes d’expérience et de clairvoyance, se doivent à eux-mêmes et aux autres de ne céder à aucun entraînement et de maintenir, contre toutes les terreurs conservatrices et toutes les turbulences déchaînées, le terrain de l’équité. Il n’y a encore de durable que la justice, et de solide que la vérité. Que ceux qui en connaissent la puissance en maintiennent le flambeau ! Qu’ils soient patients devant les résistances, résignés devant ceux qui les méconnaissent, calmes sous le mépris immérité ou l’injure aveugle. Voir distinctement ce que nous voulons, travailler ferme et savoir attendre, ce sont là nos ressources. Par l’effet d’une loi universelle, les sources des rivières et des fleuves prennent naissance dans les hautes régions. Les courants qui fertilisent les plaines descendent les sommets. Il en est de même des idées. Des hauteurs où elles s’élaborent par une élite, des idées filtrent et se répandent vers les foules. L’essentiel est donc que les idées soient en nous bien grandes, vivantes, intenses, que nous les aimions et les servions avec une entière fidélité, prêts à nous exposer, à marcher pour elles en toute occasion. Leur heure viendra, car les heures arrivent toutes. Et alors (que de fois cela s’est-il vu) quelques hommes qui pensent, savent et sont convaincus, peuvent féconder toute une nation.

Quant à nous, protestants d’avant-garde, nous voulons être avant tout des hommes, aussi compréhensifs que possible, n’excluant rien d’humain, ne mutilant en nous aucune faculté légitime, ne voulant du grand passé de notre race, sacrifier aucune conquête. En cela, nous demeurerons fidèles à l’esprit de l’Evangile, qui est bien le plus large, le plus libre, le plus authentiquement humain de tous ceux qui aient jamais soufflé. Nous sommes persuadés que cet esprit possède la clef de notre destinée. Par sa confiance sans bornes dans le gouvernement de l’Univers, sa bonne volonté infinie envers les hommes, sa foi à l’œuvre que nous avons à faire sur cette terre, et son incommensurable horizon d’espérance, cet esprit là est capable de faire à chaque nouvelle étape de l’histoire la combinaison la plus favorable possible avec les conditions du moment. Pour restaurer l’idéal, pour donner du ton et du lest à une éducation nationale, pour fournir une âme à un peuple, rien ne lui est comparable. Nous le maintenons donc, et nous taillons, pierre à pierre, les matériaux du temple de l’avenir. D’autres, nous en sommes heureux, préparent ailleurs des éléments du même édifice. Les temps marchent, les temps mûrissent. Que chacun fasse son devoir avec un esprit ouvert et fraternel pour les autres travailleurs, sans hâte et sans relâchement ! Parfois, en contemplant tout ce généreux essor et tout ce labeur d’espérance, il me semble entendre crier les pierres d’attente posées çà et là. On dirait qu’elles s’appellent les unes les autres. Et je nous vois déjà environnés de penseurs, de croyants, de libres esprits venus par tous les chemins, vers le même point de ralliement ; je nous entends chanter l’introïbo dans une maison large et lumineuse, où s’élèveront de nouveaux cantiques à une divinité rajeunie.

Dans cet esprit et dans cette foi, nous vous serrons la main, cher Monsieur, et nous vous adressons avec notre opinion sur vos lettres, l’expression de nos sentiments fraternels.

C. WAGNER


ALENÇON. — IMP. VEUVE FÉLIX GUY ET Cie

NOTES

  1. Je relève notamment, les 13 et 20 décembre 1902, un article sur ma conférence avec l’abbé Naudet, les articles de M. A. Reyss, 17 janvier et 7 février; de M. E. Paris, 14 février, de M. Grindelle, sur la libre-pensée (28 février), de M. Sujol, les deux Fanatismes, 25 avril, divers passages des Courts propos de Gervais, à propos d’Edgar Quinet et autres. Sur toute la partie politique, je ne puis que renvoyer à ma lettre au Temps, 17 septembre 1902, et à ma controverse avec M. Brunetière, dans le Journal des Débats (fin septembre), au sujet des congrégations et de la liberté de l’enseignement. 

  2. Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre. Etude sur les origines du protestantisme libéral français, 2 vol. in-8. Paris, Hachette 1892 (couronné par l’Académie française). 

  3. « Le protestantisme, disait Vinet, un an avant sa mort (1846) n’est pour moi qu’un point de départ; ma religion est au delà: je pourrais, comme protestant, avoir des opinions catholiques, et qui sait si je n’en ai pas? Ce que je repousse, c’est l’autorité » (cité par Roberty, Journal de Genève, 25 Janvier). 

  4. Le passage sur lequel on glisse volontiers vaut d’être relu dans le texte: «… Je savais… que la théologie enseigne à gagner le ciel….. Je révérais notre théologie et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel. Mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes et que les vérités qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus qu’homme. » (Discours sur la méthode, fin de la 1re partie). 

  5. Revue des Deux-Mondes du 15 février 1903. 

  6. Je trouve nécessaire de citer ici une définition de la Foi, telle que je la donne dans mon livre l’Ami, page 300. (L’Ami, dialogues intérieurs, par C. Wagner. Paris, Fischbacher, 1903.)
    > La Foi est la confiance en Dieu, et non la complaisance d’un esprit prêt à tout accepter, ni cette élasticité de l’aptitude à croire, permettant de l’étendre jusqu’à l’invraisemblable et même l’absurde. L’homme de peu de foi est celui qui se méfie de la solidité de l’univers et de son organisation. Il n’a qu’une médiocre confiance dans le résultat final. L’impression qu’il reçoit du spectacle universel, comme de la vie des hommes, est une impression de désordre et d’incohérence, à laquelle il ne peut opposer aucun contrepoids. L’homme de foi, lui aussi, voit le chaos, l’injustice de la vie, l’impassible brutalité des lois naturelles. Mais il ne se résigne pas à la sentence de la fatalité aveugle. Les vestiges de l’esprit qu’il sent en lui l’empêchent de s’abandonner et de se soumettre. S’il est plongé dans la nuit, assailli par la tourmente, la boussole l’empêche de se désorienter. Il n’admet pas que la cause soit jugée et reste en appel. Sous le coup même qui l’assomme et semble péremptoire, il dit : Je maintiendrai ! Au fond, la foi c’est l’audace poussée jusqu’à l’infini. « Notre Foi, c’est la victoire qui a vaincu le monde. » (Jean, 5, 4.)
    > …Ravir sa foi à son semblable est pire que de lui voler son argent ou sa maison, pire que de lui prendre la vie. C’est détruire le toit sur sa tête, le sol sous ses pieds. Vous tremblez à l’idée que vos enfants se trouvent un jour dans la vie, sans nourriture et sans abri. Comment peut-on supporter l’idée qu’ils soient sans foi ? Celui-là seul qui ne croit pas à sa destinée est véritablement sans feu ni lieu.

    > Où est le bien, où est le mal, où est la norme des idées et des actes? La voici : Tout ce qui augmente en nous la Foi, agrandit notre horizon, donne à l’homme une plus haute conception du prix de la vie, et un plus ferme courage pour travailler en espérant, est bon.
    > Tout ce qui diminue sa confiance, ralentit son entrain, raccourcit sa vue, l’abaisse à ses propres yeux et le décourage, est mauvais. 

  7. Que ton règne vienne. Essai de catéchisme, par Wilfred Monod, p. 73. 

  8. Le grave doyen ne peut s’empêcher, en relatant cette vieille théorie, d’ajouter: « Dans ce point de vue, le plus fidèle organe de Dieu, celui qui devrait inspirer le plus de confiance, ce serait sans contredit l’ânesse de Balaam.» (p. 98). 

  9. Sabatier, Esquisse, p. 83. 

  10. Revue de métaphysique et de morale, juillet 1902, La dernière idole, et mars 1903. 

  11. P. 407. 

  12. Revue de métaph. et de mor., mars 1903, p. 247. 

  13. De nombreux documents en font foi. Je cite notamment la déclaration du 26 octobre 1884, signée par MM. F. de Schickler, président, et Ph. Jalabert, secrétaire de la délégation libérale des églises réformées de France; en voici un extrait : « De ce que nous repoussons plus résolument que jamais les confessions de foi et les formules dogmatiques imposées sous peine d’exclusion, il n’est pas juste de dire, comme on le répète tous les jours et comme on l’a affirmé tout récemment dans une occasion décisive, que nous professons une théorie ecclésiastique d’après laquelle toutes les doctrines auraient droit de cité dans l’Eglise. Le simple bon sens suffit pour faire justice de cette imputation ; nous voulons bien la réfuter une fois de plus. Que nul ne l’ignore, nous, protestants libéraux, par cela seul que nous déclarons appartenir de cœur à l’Eglise chrétienne réformée de France, nous proclamons hautement que nous voulons être les disciples de Jésus-Christ. Nous nourrissant de ses enseignements, cherchant à nous pénétrer de son esprit de pureté, d’amour et de sacrifice, nous nous efforçons de vivre avec lui dans une véritable communion religieuse, et nous aspirons à aller à Dieu, guidés, soutenus par lui. Pour nous, c’est lui qui a mis en évidence la providence universelle, la miséricorde infinie, la résurrection et la vie éternelle. Sa vie et sa mort constituent pour nous l’idéal réalisé de l’humanité. Grâce à lui, par le travail incessant de nos consciences, par l’effort de notre volonté, par la concentration de nos facultés vers le bien, par la repentance, par l’humilité, par la prière, nous espérons obtenir de Dieu la force promise à notre faiblesse, le pardon de nos péchés, la consolation dans nos douleurs et dans nos deuils terrestres, et cette paix qui surpasse tout entendement. Notre foi est la confiance filiale de l’enfant dans le Père souverainement juste, intelligent et bon, que nous voudrions aimer de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée, et servir avec dévouement, avec abnégation, dans la personne de nos frères, suivant la parole de Jésus. » 

  14. A rapprocher de ce passage du rapport de M. le pasteur Kœnig aux conférences évangéliques libérales de novembre 1902. « Nous, pasteurs, quand nous réunissons les enfants… la plupart du temps nous sommes gênés dans notre enseignement; nous sentons que nous marchons sur un terrain crevassé, et en répétant les vieilles histoires dont notre enfance a été bercée, nous avons le sentiment très net que nous manquons de sincérité et que nous ne prononçons pas toujours des paroles de vérité. » 

  15. On me permettra de transcrire, à titre de document, cette page que j’écrivais en 1869: « Quel est le rôle que vient jouer le protestantisme libéral? Il vient dire aux hommes: distinguez entre les deux éléments du christianisme traditionnel. Vous tous, hommes de science et de raison, naturalistes, physiciens, géologues, historiens, critiques, qui ne pouvez plus souscrire à la théologie et aux légendes dont l’Eglise a enveloppé Jésus, n’y souscrivez pas, et vous n’en serez pas moins légitimes chrétiens. Jetez à bas l’échafaudage extérieur ; le véritable édifice qui est au-dedans de ces constructions fragiles et provisoires, mis à nu, n’en sera que plus beau. Sapez, détruisez, démolissez toute l’orthodoxie, vous n’aurez pas pour cela porté la moindre atteinte au véritable christianisme, à celui de l’Evangile et de Jésus. Car celui-là est d’une nature toute morale: il est bâti sur le roc de la conscience et non sur le sable mouvant d’un système quelconque. » Principes du christianisme libéral, résumé des conférences de Neuchâtel-la-Chaux-de-Fonds, etc., p. 43. Et j’appuyais cette vue sur deux citations d’écrits alors récents, l’un d’Edmond Scherer, l’autre de Challemel-Lacour, à qui j’empruntais ce passage: « La tendance actuelle et la forme du protestantisme libéral, c’est de dégager la religion de toute théorie spéculative, de tous les dogmes théologiques, de tous les systèmes philosophiques. Le point de départ de ce protestantisme nouveau est de considérer la religion en même temps comme un fait moral et comme un fait historique. Des discussions dont elle est l’objet depuis si longtemps, du progrès intellectuel accompli, de tous les événements qui ont amené l’esprit où il est, il ressort deux choses: la première c’est que le besoin religieux subsiste; et la seconde, que ce besoin où se confondent le sentiment de la dépendance de l’homme, de l’inconnu qui l’enveloppe et d’un idéal moral à poursuivre trouve encore sa plus complète satisfaction dans l’Evangile. Après tant de christianismes qui se sont remplacés et dissous les uns les autres après celui de Paul, celui de Pierre, celui de Jean, après le christianisme judaïsant, le christianisme helléniste, après celui de Rome, celui des Pères, et celui de Constantin il en reste un tout entier à réaliser. Les coups de la critique ne sont jamais tombés sur lui, mais sur des additions arbitraires, des constructions passagères, des fictions dogmatiques qui ont encombré de siècle en siècle le christianisme essentiel. Il a existé un christianisme métaphysique, clérical, théologique, qui s’effondre dans la pensée, quoiqu’il soit encore debout dans les institutions. Mais il reste, un christianisme laïque et humain, pratique et moral, le plus ancien, le plus pur, le seul vrai, qui reparaît du sein de l’histoire et qui aura le dernier mot. » Il y avait là, on le voit, au moins dans l’expression, des affirmations globales en faveur du christianisme que je ne répéterais pas aujourd’hui sans y ajouter les réserves que les progrès de la critique religieuse nous forcent à faire, celles mêmes que font expressément M. Sabatier et M. Albert Réville, par exemple. Le propre de la libre-pensée, en religion comme en philosophie, est de suivre la marche de la science et de rester toujours ouverte aux enseignements nouveaux que peuvent lui apporter l’expérience, l’étude ou la réflexion. 

  16. Je lis précisément dans le Protestant d’aujourd’hui : « Il est une chose triste à dire, mais qui n’est que l’exacte vérité. Nous, protestants, nous comptons pour bien peu de chose dans le problème qui se pose (séparation des Eglises et de l’Etat). C’est notre faute: nous avons usé toutes nos forces à nous combattre. Et si quelques individualités ont pris une place éminente dans le pays, nous n’avons pas su, comme Eglise, nous imposer à l’opinion publique, prendre le rang que nous devions occuper et montrer à tous la religion chrétienne dans sa pureté et sa vérité. » A. REYSS. Protestant, 16 mai. 

  17. Wagner, L’Ami, p. 359. 

  18. Sans que ce point de fait ait grande importance, il me sera permis de rappeler que ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai affirmé cette extension indéfinie du protestantisme, quant à la liberté de penser. Cette idée se trouve déjà dans des brochures qui datent des toutes premières années de ma jeunesse, alors que je sortais à peine de l’orthodoxie où j’avais été élevé. On y lit cette définition du chrétien : « un chrétien, selon nous, est un homme qui aime et poursuit le Bien, comme un grand artiste poursuit le Beau, comme un grand penseur poursuit le Vrai, c’est-à-dire sous sa forme absolue, parfaite, divine; » et cette définition de l’Eglise libérale, « association de tous ceux qui travaillent à se rapprocher de Dieu en ce sens qu’ils « se donnent sans réserve au Bien, sa manifestation essentielle », et j’ajoutais: « elle appellerait à elle tous les hommes qui - quelles que soient leurs opinions - aspirent à la perfection morale… Tout en gardant leurs idées et leurs opinions dont Jésus ne s’est jamais fait l’inquisiteur, ils seront heureux d’appartenir à une société fondée pour répandre parmi les hommes le culte du bien et l’amour fraternel. Qu’ils viennent donc et qu’ils y soient reçus…, avec leurs théories bonnes ou mauvaises. Qu’ils restent, comme savants, trinitaires ou unitaires, déistes ou panthéistes, comme hommes ils seront chrétiens, la sainte contagion de la charité les gagnant…; dans l’Eglise que nous désirons pour l’avenir, aimante et vaillante par l’amour on ne craindra pas plus un panthéiste qu’un orthodoxe… », etc. (Le Christianisme libéral, Paris, 1865, p. 54 et 55). Plus tard, lors de la campagne que j’entrepris en Suisse, contre l’enseignement de l’histoire sainte et d’une manière générale contre l’orthodoxie, chargé de rédiger le Manifeste du Christianisme libéral, j’y écrivais : «… L’Eglise libérale reçoit dans son sein tous ceux qui sont d’accord comme hommes à entreprendre vigoureusement le travail de leur commune amélioration spirituelle, sans s’informer si comme savants, comme philosophes, comme théologiens, ils professent le théisme, le panthéisme, le supranaturalisme, le positivisme, le matérialisme ou tout autre système. S’il se trouvait même des hommes qui prétendissent être athées et qui, néanmoins, prissent comme les autres le sérieux engagement de participer de toutes leurs forces à cet effort moral que supposent les mots culte du bien et amour de l’humanité, l’Eglise libérale devrait les recevoir au même rang que tous leurs frères, non comme athées, mais comme hommes… » (Manifeste du Christianisme libéral, Neuchâtel, février 1869, p. 9). C’est à ce passage en particulier que firent allusion, dans la séance du 9 décembre 1872, à l’Assemblée nationale, les interpellateurs, l’un catholique, l’autre protestant, soutenus par Mgr Dupanloup, qui demandaient compte au ministre, M. Jules Simon, de ma nomination comme inspecteur primaire «… Je répète, disait M. Martial Delpit, qu’il a professé dans toute la Suisse des cours scandaleux au point de vue des idées religieuses. Il a voulu former une église; et quand on lui a demandé s’il y admettrait les athées, il a répondu oui ». (Journal Officiel du 10 décembre 1872, p. 7662). Et l’évêque d’Orléans, renchérissant, ajoutait, sûr que personne n’irait chercher mes humbles écrits pour vérifier des allégations… «… Comment! Voilà un homme qui parle de la Bible, de l’Ecriture sainte, de tout ce qui se trouve dans les livres sacrés et qui en parle dans une langue — je ne trouve pas d’autre expression — effroyable! Il en fait un code d’immoralité épouvantable. On ne parle pas ainsi d’un livre sacré, quel qu’il soit; vous ne parleriez pas ainsi des livres sacrés des Indiens, non, certainement. Il y a là une haine, un cri du cœur contre la sainteté de l’Ecriture, qui dépasse ce qui se peut imaginer. … Je ne viens pas, vous le comprenez, discuter les textes. Je le ferais qu’il n’y aurait pas de réponse possible. Ce sont des indignités, des horreurs qu’on trouve dans cette brochure et dans les sept ou huit autres que cet inspecteur primaire a écrites avant d’être nommé par le ministre ». (Off., p. 7663). 

  19. « Croire avec ses pères, avec ses maîtres, avec l’immense majorité, c’est un acte qui a la douceur, la facilité de tous les mouvements de la nature. Penser par soi-même est tout autre chose: c’est un travail, un effort qui semble contre nature». (Vacherot, La Religion, p. 247). 

  20. L’orthodoxie et l’Evangile, brochure, Paris, 1864.