Libre-Pensée et Protestantisme Libéral: Résumé et conversation
Échange I
Lettre
Dans sa première lettre, Ferdinand Buisson aborde la question de la méthode pour analyser les rapports entre la libre-pensée et le protestantisme libéral.
En substance, il soutient que le protestantisme conséquent est la première application historique de la méthode de la libre-pensée au domaine religieux.
Voici les points clés de son argumentation :
- La Rupture de la Réforme : Buisson affirme que la Réforme a été la première protestation collective efficace contre le principe catholique d’une vérité religieuse absolue transmise par une autorité absolue (l’Église et le Pape).
- L’Inauguration du Libre Examen : En niant l’infaillibilité de l’Église et en restituant à chaque fidèle le droit et le devoir d’interpréter la Bible selon sa propre conscience, la Réforme a introduit dans le monde chrétien la méthode du libre examen.
- Source de la Méthode Rationnelle : Il soutient que c’est le protestantisme, et non le cartésianisme, qui a la responsabilité et l’honneur d’avoir créé la méthode rationnelle et de l’avoir immédiatement appliquée à la religion, là où Descartes lui-même avait prudemment exclu les “vérités révélées” de son doute méthodique.
- Deux Protestantismes : Il distingue deux courants : un protestantisme “orthodoxe” qui a tenté de recréer une forme d’autorité et de dogme, et un protestantisme “libéral” qui a continué le mouvement de libération de la pensée initié par la Réforme.
- Identité de Méthode : Pour Buisson, un protestant libéral conséquent, qui rejette toute autorité extérieure et tout dogme intangible, est par définition un libre-penseur. Il conclut qu’en ce qui concerne la méthode, il n’y a pas de différence fondamentale entre la “véritable libre-pensée” et le “véritable protestantisme” ; ils participent du même processus d’émancipation de l’esprit humain.
Réponse
Dans sa première réponse, Charles Wagner, tout en remerciant Ferdinand Buisson pour sa démarche, conteste fondamentalement son analyse de la méthode protestante et son assimilation à la libre-pensée rationaliste.
En substance, Wagner soutient que Buisson ignore l’élément central et animateur de la Réforme : un esprit profondément religieux et une foi ravivée, ce qui la distingue radicalement d’une simple démarche intellectuelle ou négative.
Voici les points clés de sa réponse :
- Une Tradition, Pas une Nouveauté : Il réfute l’idée que le protestantisme soit une chose entièrement nouvelle. Il le présente plutôt comme la résurgence d’une longue tradition de “l’esprit prophétique”, qui s’oppose à “l’esprit sacerdotal et clérical” en faisant appel à l’autorité intérieure et à la conscience, par opposition à l’autorité extérieure de l’Église. Cet esprit est celui d’un “croyant de première main” et non d’un incroyant.
- Critique de la “Méthode Rationnelle” : Wagner met en garde contre la confusion du terme “rationnel”. Il oppose la méthode des réformateurs au rationalisme étroit et purement intellectuel qu’il associe à la libre-pensée moderne. Pour lui, ce rationalisme est une méthode réductrice et négative dont la fonction est de “conclure au néant avec sérénité”.
- La Piété comme Moteur : Le point de divergence fondamental est que, pour Wagner, la méthode de la Réforme était inspirée par une “piété profonde et fervente”. Faire abstraction de cet esprit religieux, c’est juger le mouvement à contre-sens. La Réforme n’était pas un début de révolte contre la foi, mais un “approfondissement de la Foi profonde et authentique”.
- Le “Sens Religieux” est Indispensable : Il conclut qu’une méthode de libre recherche, bien que nécessaire, n’est pas suffisante pour juger des faits religieux. Il faut y ajouter le “sens religieux”, sans lequel le monde de la foi reste “lettre close pour le plus pénétrant et le plus libre des penseurs”. Examiner la religion en faisant abstraction de la piété rend, selon lui, incapable d’en juger sainement.
La tension ne réside pas dans les faits historiques, mais dans l’interprétation de l’âme même du mouvement de la Réforme. C’est un désaccord sur le “pourquoi” derrière le “comment”.
En d’autres termes : Buisson voit la méthode, Wagner voit le mobile.
L’interprétation de Ferdinand Buisson : La Libération par la Raison
Pour Buisson, la Réforme est avant tout un acte de libération intellectuelle.
- Le “Comment” est Essentiel : Il se concentre sur la méthode du libre examen comme sur un outil, un moteur. Une fois ce moteur de la raison et de la critique mis en marche, il suit sa propre logique, qui mène inévitablement à questionner non seulement l’autorité du Pape, mais aussi celle de la Bible, des miracles, et des dogmes eux-mêmes.
- Une Trajectoire Logique : Dans sa vision, il y a une ligne droite quasi inéluctable : Catholicisme → Protestantisme → Protestantisme Libéral → Libre-Pensée. Le protestantisme n’est qu’une étape héroïque mais transitoire sur le chemin de l’émancipation totale de l’esprit. Un protestant libéral “conséquent” est donc, pour lui, un libre-penseur qui n’a pas encore fait le dernier pas.
- La Tension : Pour lui, un protestant qui s’arrête en chemin, qui veut conserver des “croyances”, est en contradiction avec la logique même de la méthode qu’il prétend utiliser. Il manque de “probité” intellectuelle.
L’interprétation de Charles Wagner : La Rénovation par la Foi
Pour Wagner, l’analyse de Buisson est une lecture à froid qui passe à côté de l’essentiel : la Réforme était une explosion de ferveur religieuse.
- Le “Pourquoi” est Essentiel : La méthode du libre examen n’était pas un but en soi, mais un moyen au service d’un mobile spirituel : la recherche d’une foi plus pure, plus directe, plus authentique. Les réformateurs n’ont pas brisé les chaînes de l’Église pour devenir des rationalistes, mais pour se rapprocher de Dieu sans intermédiaire.
- Deux Libertés Différentes : Il oppose deux choses que Buisson confond :
- La liberté du sceptique qui doute de tout car rien n’a de valeur.
- La liberté du croyant qui se passe des “formes” (dogmes, rites) car il a un accès direct à la source, à la “Foi directe”.
- La Tension : Pour lui, réduire la Réforme à une simple méthode intellectuelle, c’est la vider de sa substance. C’est comme décrire un chef-d’œuvre de la peinture en ne parlant que de la composition chimique des pigments. Il voit la libre-pensée (telle qu’elle se manifeste souvent) non comme l’aboutissement de la Réforme, mais comme une déviation qui a gardé l’outil critique mais a perdu le “sens religieux” qui l’animait.
En Résumé : Où se situe le Nœud du Problème ?
Le nœud est là : Le protestantisme libéral est-il une religion qui pense, ou une pensée qui se souvient avoir été une religion ?
- Buisson penche pour la seconde option. Il voit le “sentiment religieux” qui reste comme une sorte d’héritage culturel, un parfum qui s’attarde, mais dont la source (le dogme) est tarie.
- Wagner défend passionnément la première. Pour lui, la pensée libre n’est pas l’ennemie de la foi, mais sa plus haute expression. La foi n’est pas un ensemble de dogmes à croire, mais une confiance, un élan, une “audace poussée jusqu’à l’infini”.
La tension est donc celle entre une vision historique et progressiste de l’émancipation de la raison (Buisson) et une vision spirituelle et existentielle de la permanence de la foi (Wagner).
Échange II
Lettre – La faillite des doctrines
Buisson poursuit son raisonnement en affirmant que si la méthode est la même, les doctrines (ou leur absence) le sont aussi. Pour lui, le protestantisme libéral, s’il est honnête avec lui-même, a abandonné toutes les croyances fondamentales du christianisme.
- Un bilan négatif : Il dresse une liste des doctrines chrétiennes traditionnelles — l’inspiration divine de la Bible, les miracles, la divinité de Jésus-Christ, le plan du Salut (chute, rédemption) — et conclut qu’un protestant libéral éclairé n’y croit plus de manière littérale. Pour lui, ce sont des constructions intellectuelles et morales d’un autre âge.
- Même la foi en Dieu est remise en cause : Il va jusqu’à questionner la croyance en un “Dieu personnel”, y voyant une simplification anthropomorphique que la pensée moderne ne peut plus accepter. Le protestantisme libéral, par sa largeur, n’exige même plus cette foi.
- Conclusion : une identité commune dans la négation : Puisque le protestant libéral a vidé la religion de toutes ses doctrines spécifiques, il ne lui reste plus rien qui le distingue fondamentalement du libre-penseur. Il est, en matière de doctrine comme en matière de méthode, une des “manières d’être libre penseur”.
Réponse – La richesse de la foi réinterprétée
Wagner réfute vigoureusement ce qu’il perçoit comme un “bilan de faillite”. Il accuse Buisson de ne voir que la destruction là où il y a en réalité évolution, approfondissement et réinterprétation.
- Pas des incrédules, mais des croyants libres : Il rejette l’idée que les protestants libéraux n’ont “pas de doctrines”. Ils n’ont pas de credo imposé, mais chacun possède des convictions fortes et personnelles. Leur but n’est pas le néant, mais une foi vivante et authentique.
- Réinterpréter n’est pas rejeter : Wagner reprend les exemples de Buisson pour montrer comment les doctrines ne sont pas abandonnées, mais comprises à un niveau plus profond :
- Le miracle n’est pas un fait historique, mais un puissant symbole de la foi, “la sublime folie opposée à la raison banale”.
- La divinité du Christ n’est pas une formule dogmatique, mais la reconnaissance que l’esprit divin s’est manifesté de la manière la plus parfaite dans un homme.
- La Bible n’est pas un code dicté par Dieu, mais un immense patrimoine spirituel qui a grandi aux yeux des libéraux depuis qu’ils l’étudient librement.
- L’essentiel, pas un “minimum” : Wagner s’insurge contre l’idée d’un “minimum de croyances”. Pour lui, le protestantisme libéral n’a pas perdu sa foi, il s’est débarrassé des scories et des “armures pesantes” pour en garder le noyau essentiel et vivant. Ce n’est pas un appauvrissement, mais un enrichissement.
- Conclusion : des constructeurs, pas des démolisseurs : Il conclut que les protestants libéraux ne sont pas les “décavés du dogme”, mais les “organisateurs des destinées nouvelles” des vérités éternelles. Si une alliance doit se faire avec la libre-pensée, ce n’est pas sur la base d’une incrédulité partagée, mais sur l’apport d’un patrimoine spirituel riche et renouvelé.
Échange III
Voici le résumé du troisième échange entre Ferdinand Buisson et Charles Wagner, qui aborde la question pratique de la conduite à tenir.
Lettre – L’Alliance Nécessaire contre le Cléricalisme
Après avoir établi une identité de méthode et de doctrine (par la négation), Buisson tire les conséquences pratiques : les protestants libéraux doivent s’allier ouvertement et sympathiquement avec la libre-pensée.
- Un Devoir de Logique et de Probité : Refuser cette alliance serait incohérent. Buisson reproche au protestantisme libéral son manque de clarté, utilisant un langage et des rites (lecture de la Bible, prières, sacrements) qui ne correspondent plus à ses véritables croyances, ce qui le rend malhonnête et inaudible pour la société laïque. Il doit se “laïciser sans réserve”.
- Choisir son Camp : Face à la lutte entre “deux blocs” — d’un côté les croyants autoritaires (catholiques, déistes) et de l’autre les esprits émancipés — le protestantisme libéral ne peut rester neutre sous peine de n’inspirer confiance à personne.
- Une École Mutuelle : Cette alliance serait bénéfique pour les deux parties. Les libres-penseurs apprendraient que la religion n’est pas qu’une imposture et que le sentiment religieux est un phénomène humain profond. Les protestants, à leur contact, perdraient leur “jargon théologique” et apprendraient à parler un langage moderne et direct.
- La Vraie Religion est Morale : Buisson soutient que la seule vraie religion est l’aspiration au bien et à la justice. Il affirme que la libre-pensée n’est pas anti-religieuse, mais seulement anti-cléricale, car elle vibre devant tout acte de dévouement et de grandeur morale, ce qui est l’essence même du fait religieux.
Réponse – Collaboration oui, Fusion non
Wagner est d’accord sur le principe d’ouverture et de collaboration, mais il rejette les prémisses et les conclusions de Buisson, notamment l’idée d’une fusion au nom d’une incrédulité partagée.
- Refus de la Logique de Buisson : Wagner conteste l’idée qu’être croyant signifie être esclave d’une autorité. Il revendique le titre de “croyant libre”, affirmant que la foi n’est pas la crédulité. Il refuse d’être classé parmi les “incrédules” pour être accepté par la libre-pensée.
- Défense des Formes Religieuses : Il justifie l’usage des rites et des traditions (lecture de la Bible, sacrements, prière) non par hypocrisie, mais parce que ces formes, réinterprétées, sont des supports précieux et irremplaçables pour la vie spirituelle. Rejeter toutes les “enveloppes traditionnelles” serait jeter le bon avec le mauvais et aboutirait à un “vide laïque” aussi stérile que le “vide clérical”.
- Rejet de la Politique des “Blocs” : Wagner s’oppose fermement à l’idée de devoir choisir entre “bloc contre bloc”. Pour lui, un “bloc” est par nature l’opposé de la pensée libre et de la conscience individuelle. Entrer dans un bloc serait renier les principes mêmes du libéralisme.
- La Vraie Arme contre le Cléricalisme : La meilleure façon de combattre le cléricalisme n’est pas de l’attaquer sur son terrain avec des armes similaires (un bloc anti-clérical), mais de lui opposer une “vie religieuse authentique, consciente et libre”. Selon lui, c’est l’indifférence religieuse qui maintient le joug clérical, et non un manque de laïcisation.
Que resterait-il de religion d’après Buisson ?
D’après sa vision, si l’on retire les dogmes, les rites et le “jargon théologique”, ce qui resterait de religieux serait une religion purement humaine, laïque et morale.
Ce n’est plus une religion de croyances, mais une religion d’attitude et d’action. Voici en quoi elle consisterait :
1. L’Élan vers un Idéal Humain
Le “divin” n’est plus une entité extérieure, mais la personnification de l’idéal humain. La religion devient l’effort pour tendre vers cet idéal :
- Le Vrai : La quête de la connaissance, l’amour de la science.
- Le Beau : La poursuite de l’art et de l’esthétique.
- Le Bien : L’aspiration à la perfection morale et à la justice.
La religion, dans ce sens, est “l’effort de l’âme humaine pour réaliser sa loi, pour vivre sa vie normale, pour atteindre ses fins naturelles”.
2. L’Émotion Morale comme Acte de Foi
Le sentiment religieux ne naît plus de la contemplation de mystères divins, mais de l’admiration face à la grandeur morale humaine. Buisson affirme que même la libre-pensée la plus intransigeante ressent cette émotion, qui est pour lui l’essence du fait religieux :
- Le dévouement d’un individu pour un autre.
- Le sacrifice pour la justice ou la vérité.
- Le courage de la conscience face à la tentation.
- La dignité et la solidarité dans la vie quotidienne.
Face à un acte de pure bonté, l’homme ressent “le pressentiment d’un monde supérieur”. C’est cela, et cela seul, qui constitue le fait religieux pour Buisson.
3. L’Action Sociale comme Culte
Le but ultime de cette religion n’est plus le “salut” dans l’au-delà, mais l’amélioration concrète de l’homme et de la société ici-bas. Le “culte” devient l’effort, individuel et collectif, pour créer un monde meilleur, plus juste et plus fraternel. La religion se confond avec l’engagement civique et social.
En somme, pour Buisson, ce qui reste est l’humanisme éthique dans sa forme la plus élevée. La religion devient synonyme de morale en action, une aspiration passionnée à la perfection humaine, débarrassée de tout l’appareil surnaturel, dogmatique et clérical qui, selon lui, l’avait étouffée.
Échange IV
Lettre – Conclusions et Justification Personnelle
Dans cette dernière lettre, Buisson ne présente pas de nouveaux arguments, mais synthétise sa pensée et justifie personnellement sa démarche.
- Réaffirmation de ses Principes : Il redit que le protestantisme libéral est pour lui une “orientation de l’esprit” et non une doctrine. Il insiste sur la nécessité pour ce mouvement de rompre avec tout langage ambigu et toute apparence cléricale afin d’être clair et honnête.
- Défense de l’Alliance avec les Libres-Penseurs : Il justifie son rapprochement avec les groupes anticléricaux, même les plus virulents. Il les voit comme des gens courageux qui, comme les premiers réformateurs, s’efforcent de s’émanciper d’un dogme oppressif. Il défend sa participation à la “Fête de la Raison” comme un acte de soutien à des gens animés par un besoin de nobles émotions et un idéal de justice.
- Un Cheminement Fidèle : Il conclut en expliquant que tout son parcours, depuis son éducation orthodoxe jusqu’à ses positions actuelles, n’est que l’application fidèle et continue du principe protestant de libre examen. Pour lui, être fidèle à la Réforme, ce n’est pas s’arrêter là où les réformateurs se sont arrêtés, mais “continuer à marcher”.
Réponse – L’Avenir est à la Reconstruction, pas à la Dissolution
Wagner conclut en reconnaissant la noblesse des intentions de Buisson, mais en maintenant ses divergences fondamentales sur la stratégie et la finalité.
- Idéal contre Réalité : Il admet que la libre-pensée, telle que Buisson la décrit (une quête morale), est respectable. Cependant, il la distingue de la réalité de nombreux groupes qui sont agressivement antireligieux.
- La Nécessité des Institutions : Il conteste l’idée de Buisson selon laquelle les formes et les organisations sont un “accompagnement insignifiant”. Pour Wagner, les idées les plus pures meurent si elles ne s’incarnent pas dans des institutions (écoles, éducation, etc.). Il souligne que l’impuissance de la libre-pensée à créer de telles structures est sa plus grande faiblesse.
- Le Protestantisme est déjà en Mouvement : Wagner corrige aimablement l’image que Buisson se fait d’un protestantisme végétant. Il rappelle que des pasteurs libéraux, lui y compris, sont déjà engagés dans un travail d’ouverture sur la société (Universités populaires, journal l’Avant-Garde), prouvant que le mouvement sait se renouveler de l’intérieur.
- Un Appel à la Construction : Sa conclusion est un appel à l’action constructive. La mission n’est pas de se fondre dans la libre-pensée, mais de rassembler tous les “libres croyants” pour bâtir un avenir spirituel sur des bases élargies. Il termine sur une note fraternelle, voyant en Buisson un allié dans l’esprit, même si leurs chemins diffèrent, et lui tendant la main au nom d’un idéal commun de progrès humain.